Inch Allah l'égalité!

Inch Allah l’égalité!



« Un féminisme non
pas contre, mais avec l’Islam ». Cette formule de
Christine Delphy (qui ajoutait: « Et pourquoi
pas ? ») peut résumer la démarche des
femmes musulmanes, voilées ou non, qui, comme Ismahane Chouder
ou Malika Latrèche, se retrouvent avec des « non
musulmanes » au sein du Collectif des féministes
pour l’égalité en France. Les problèmes
qu’elles posent peuvent aussi contribuer à faire avancer
la réflexion en Suisse…

Dans une discussion à trois voix, les présidentes
successives du Collectif, Ismahane Chouder, Malika Latrèche et
Cecilia Baeza (« non-musulmane, mais souvent prise
à partie comme islamo-gauchiste ou chienne de garde des
voilées ») nous racontent les épisodes
tantôt douloureux, tantôt cocasses, souvent les deux
ensemble, qui ont accompagné l’improbable et pourtant
nécessaire émergence de ce nouveau mouvement
féministe.* Nouveau parce que récent, et composé
de femmes souvent jeunes, mais pas au sens d’une volonté
de rupture: le collectif regroupe aussi des
« anciennes » et même des
« historiques » de la lutte des femmes, et il
puise aux sources des grands combats féministes du passé…
À commencer par un célèbre slogan :
« Mon corps m’appartient ! ».

Ismahane Chouder

Tout a commencé aux réunions préparatoires de la
« Marche des femmes 2004 », qui se sont
tenues tous les mercredis soirs à la Bourse du Travail de Paris
à partir de février. Il y avait des représentants
de dizaines d’organisations féministes, des syndicats et
des partis de gauche. Les réunions étaient
dirigées par Maya Surduts et Suzy Rojtman du Collectif national
pour les droits des femmes (CNDF), et il s’agissait à la
fois de définir le contenu des mots d’ordres et
d’organiser la logistique: le trajet, l’ordre des
cortèges, etc. Moi j’étais là avec
d’autres copines du Collectif Une école pour
tou·te·s, et quand nous sommes arrivées, il y
avait moi et Sonia qui portions un voile, nous avons senti un grand
froid dans la salle, et très vite les discussions se sont
orientées vers le voile.

    Le texte d’appel évoquait la loi sur le
voile, qui était sur le point d’être votée,
mais sans la soutenir ni la dénoncer. Il faut dire que les
collectifs féministes étaient très scindés:
certaines étaient contre le voile et pour la loi, d’autres
étaient contre la loi mais aussi contre le voile, et elles
avaient donc du mal à s’engager contre cette loi, et les
organisations clairement engagées contre la loi étaient
nettement minoritaires. Du coup, le texte commun était un
compromis, ce qui fait que même s’il ne soutenait pas la
loi, il allait dans le sens de la stigmatisation du voile, en le liant
à des violences faites aux femmes, en précisant :
« quel que soit le sens que lui donne celles qui le
portent » ! Et pour moi qui porte le voile, me voir
renvoyée du côté de ces violences
n’était pas acceptable !

    J’ai voulu parler, mais Maya Surduts m’a
tout de suite coupé la parole en disant que j’avais assez
parlé, alors que je venais seulement de commencer! Je lui ai
répondu qu’elle avait un comportement de phallocrate, ce
qu’elle n’a évidemment pas
apprécié ! Quelqu’un, je ne sais plus qui, a
même dit qu’il était hors de question que des femmes
voilées défilent à la Journée des femmes.
Nous nous sommes dit : mais alors nous ne sommes pas des
femmes ? Nous sommes quoi ? Il y a heureusement eu une
militante des Panthères Roses qui a dit qu’on devait nous
laisser la parole, qu’il était hors de question
d’interdire à quelque femme que ce soit de participer
à la manifestation, et que si on nous sortait du cortège,
elles sortiraient avec nous.

    Finalement, nous n’avons pas voulu signer le
texte commun, et nous avons défilé avec notre propre
tract, qui reprenait toutes les revendications du texte commun, mais
avec un passage en plus contre la stigmatisation des femmes
voilées et contre la loi anti-foulard, en disant que c’est
une loi sexiste, qui prive des filles d’éducation.

Le jour de la manifestation, nous avons eu de grosses
difficultés à nous insérer dans le cortège:
nous avons dû faire face à des insultes, des bousculades,
et même des tentatives de violences physiques. Il y avait des
hommes qui nous bousculaient pour nous empêcher de rentrer dans
le cortège, et des femmes qui nous insultaient:
« Vous n’avez rien à faire ici »
; « C’est une honte ! »;
«Rentrez chez vous ! »;
« Retournez en Arabie, en Iran, en
Afghanistan ! ». (…)

Cécilia Baeza

C’est à ce moment que nous avons fondé le CFPE. Au
départ, il y a des femmes qui se rencontrent au Collectif Une
école pour tou-te-s, et qui décident de prendre à
bras le corps la question féministe, parce qu’elles sont
féministes, et que le féminisme a été un
des principaux arguments qui a servi à justifier la loi
anti-voile. D’autre part, comme les femmes qui portent le foulard
sont toujours stigmatisées comme dépendantes de
frères, de pères, d’intégristes, elles
décident de fonder un collectif non-mixte, exclusivement
féminin. Christine Delphy est choisie comme première
présidente du CFPE, avec comme vice-présidente Zahra Ali,
qui a 18 ans et qui est alors lycéenne en terminale, avec son
foulard. Le collectif est fondé début 2004, mais nous
nous organisons vraiment en juin 2004, avec une Charte où sont
affirmés notamment le droit de porter le foulard et de ne pas le
porter; la lutte contre les discriminations sexistes; et le refus
d’un modèle unique d’émancipation. À
partir de ces principes, énormément de choses restaient
à discuter, car nous ne nous connaissions pas, et nous avons
donc eu beaucoup de débats internes, sur internet et dans des
réunions, avec parfois des tensions. Notamment au moment du
débat sur l’avortement, où il y a eu un peu un
sentiment de « donnant-donnant », avec des
féministes « non-musulmanes » qui
disaient en substance: « Nous nous sommes engagées
pour vous défendre sur le voile, alors en échange, donnez
nous votre soutien sur l’avortement ».

    Il y avait un fond juste, qui consistait à
dire: peu importe finalement qu’une pratique nous plaise ou pas,
heurte ou pas nos convictions, que ce soit le port du foulard ou le
recours à l’avortement; il y a quelque chose de plus
important et qui nous unit qui est le droit de choisir. Mais le
débat était biaisé par autre chose: le fait
qu’il y avait une parole considérée comme la parole
féministe légitime, et qui semblait dire:
« Vous, non-féministes, venez nous
rejoindre ».

    Et puis nous étions piégées par
l’agenda, le trentième anniversaire de la loi Veil qui
arrivait, et le contexte général, le besoin de se
positionner dans le champ féministe, et de prouver aux autres
que nous étions bien des féministes. J’entends par
là : un besoin de tout le collectif d’être
reconnu légitime par les autres organisations féministes,
ce qui a abouti en interne à une situation où les
musulmanes voilées se sont aussi senties obligées de
prouver aux autres copines qu’elles étaient bien
féministes

Ismahane Chouder

Nous avions un peu l’impression de devoir valider notre
« certificat de féminisme ». Mais ce
qui nous a surtout fait violence, c’était la question de
notre visibilité publique : quelle image allions nous
renvoyer ? Il faut bien comprendre une chose : quand tu
croises une femme voilée, tu ne vois pas seulement un individu.
Tu vois forcément toute une communauté derrière:
la communauté musulmane. Et ça, c’est
piégeant. J’aurais pu aller manifester pour la loi Veil en
tant qu’Ismahane, en sachant pourquoi j’étais
là, car je n’ai pas de réticence personnelle par
rapport au droit à l’avortement. Pour moi, c’est un
droit acquis, qui se trouve reconnu et codifié avec
précision dans les textes de référence islamique.
Mais j’étais obligée de penser au regard des
autres. Ce qui me posait problème était cette
visibilité publique de femmes musulmanes dans une manifestation,
où elles n’auraient pas la possibilité
d’expliquer les raisons nuancées de leur présence:
notamment la possibilité de souligner la différence entre
être « pour l’avortement » et
« pour le droit à
l’avortement ». Surtout que ce
débat-là n’a pas vraiment eu lieu dans la
« communauté musulmane »
française. Donc vis-à-vis de cette
« communauté », je ne voulais pas
donner un sentiment d’opportunisme, ou pire de trahison :
« Pour faire bonne figure, pour être
acceptées comme féministes, elles ont bradé leurs
principes religieux ! ». C’est pourquoi
certaines, comme moi ou comme Malika, n’y sont pas allées.
Mais je sais que d’autres copines voilées y sont
allées: Ndella, Sonia, Zahra(…)

    Je me souviens qu’en mars 2005, quand nous
avons décidé de nous recentrer sur nous mêmes, de
ne pas nous épuiser à re-préparer la
Journée des femmes, avec les mêmes problèmes de
rejet, les mêmes insultes, je n’étais pas
d’accord. J’avais dit dans une réunion qu’en
tant que femmes, nous nous devions d’être présentes
à la Marche du 8 mars.

    Là-dessus, je n’ai jamais douté:
même si ça m’expose à me faire rejeter,
même si c’est dur, je suis pour continuer
d’être partout où j’ai la
légitimité et l’envie d’être.
J’ai une conviction forte, c’est que ma présence
n’a pas à être conditionnée par le regard des
autres. Nous en avons souvent discuté aussi à
Présence et spiritualité musulmane (PSM) : ce qui
nous anime, c’est la revendication de droits, et on ne peut pas
revendiquer ses droits par la politique de la chaise vide.

    Ce qui nous aide aussi, c’est que,
malgré toute la violence que nous subissons, nous nous amusons
beaucoup! Les manifs sont toujours des moments qui nous soudent
énormément les unes les autres. Nous faisons corps, nous
avons une proximité corporelle, et puis nous avons toujours des
cortèges chantants, joyeux. Même la Marche du 8 mars 2004
nous a finalement laissé un bon souvenir. Comme nous
étions là pour défendre nos droits, nous ne
voulions pas nous laisser atteindre ou nous laisser
décourager : cela aurait été d’une
certaine manière se laisser exclure.

    Je dirais même que la violence que nous
subissons est proportionnelle à notre entrain. Pour tous ceux
qui disent que le voile c’est la soumission ou la tristesse, le
fait de voir notre entrain, notre fantaisie, nos danses – par
exemple Christine avait fait une danse mémorable avec Radia
– cela participe aussi à la déconstruction des
clichés, et pour eux c’est une vision insupportable. Cette
danse de Christine et Radia, par exemple, une journaliste (Caroline
Fourest) a écrit des choses insensées dessus. Elle
l’a décrite comme une « danse du
ventre » ! Elle aurait dû dire
« la danse des sept voiles », ça
aurait été encore plus approprié, dans le genre
« érotisme et orientalisme » !
En tout cas, nous avons notre manière à nous de
répondre à toutes ces insultes: sourire! C’est une
espèce de défi permanent: plus ils nous insultent, et
plus nous avons besoin d’être joyeuses, mais plus nous
sommes joyeuses, plus ça les rend fous et agressifs !


* Extrait du livre Les Filles
voilées parlent, Paris, La Fabrique, mars 2008. Propos
recueillis par Pierre Tevanian, le 2 juillet 2006.