60e anniversaire de Révolution chinoise: le Parti communiste chinois, de la survie à la prise du pouvoir

60e anniversaire de Révolution chinoise: le Parti communiste chinois, de la survie à la prise du pouvoir



Au milieu des années 30,
personne n’aurait parié un yuan sur les chances du Parti
communiste chinois de parvenir un jour au pouvoir. Chassé de ses
bases par les cinq offensives militaires anticommunistes du Guomindang
de Chiang Kai-shek, il s’est lancé dans la
périlleuse retraite stratégique que l’on
désigne aujourd’hui sous le nom de Longue Marche.
Pourtant, le 1er octobre 1949, Mao Zedong proclame la naissance de la
République populaire de Chine depuis la place Tian’ anmen
à Pékin. Un renversement complet de situation
qu’analyse ci-dessous Pierre Rousset, animateur du site
« Europe solidaire sans frontières »
et spécialiste des mouvements révolutionnaires
asiatiques. Son étude en deux parties, intitulée
« La Chine du XXe siècle en révolutions.
I : 1911-1949 ou de la chute des Qing à la victoire
maoïste. II : 1949-1969 : crises et transformations
sociales en République populaire » peut être
consultée à l’adresse du site :
www.europe-solidaire.org/spip.php?article11137. Nous invitons vivement nos lecteurs et lectrices à le faire.

Au sortir de la Longue Marche, la jeune direction mao­ïste
était socialement et géographiquement
marginalisée, repliée sur Yan’an. Mais, mûrie
par l’épreuve, elle était en mesure de reprendre
l’initiative politique dès que la situation le
permettrait. Ce fut le cas quand, en juillet 1937, le Japon est parti
à la conquête de la Chine. L’ancien Empire du Milieu
risquait bien, cette fois, de passer entièrement dans la
sphère d’influence de l’impérialisme nippon.

    Il s’agissait aussi d’un tournant majeur
pour la région : la Seconde Guerre mondiale a
débuté cette année-là en Orient. Dans
certains pays, le nationalisme panasiatique prôné par
Tokyo a reçu une écoute temporairement favorable de la
part de secteurs du mouvement national anticolonial. Mais en Chine, les
armées impériales sont perçues comme une force
brutale d’occupation. Le Massacre de Nankin – six semaines
de tueries de décembre 1937 à janvier 1938 – reste
dans les mémoires comme le symbole des atrocités commises
par l’occupant.

    La nation attendait des partis chinois qu’ils
fassent ensemble front contre l’envahisseur. La question des
alliances était à nouveau posée.

    En 1937, Chiang Kai-shek a assuré son
contrôle sur l’essentiel du territoire chinois. Les
seigneurs de la guerre sont militairement défaits ou
intégrés au nouveau régime. Dans les villes, le
mouvement ouvrier est durablement brisé, tant par les Japonais
que par la bourgeoisie chinoise. Les cadres communistes sont
décimés et les principaux représentants de
l’Opposition de gauche incarcérés (Chen Duxiu, Peng
Shuzi).

    Le Guomindang établit un régime
dictatorial avec des traits fascisants autour du mot d’ordre
« Une Doctrine, Un Parti, Un Chef ». Les
nervis des Chemises bleues sèment la terreur. Chiang Kai-shek ne
veut laisser aucun espace démocratique qui aurait permis aux
mouvements sociaux de se reconstituer ou à une
« troisième force »
d’apparaître. Mais il ne réussit pas à porter
au PC sous direction maoïste le coup de grâce.

    Un échec qui se révélera pour lui fatal.

Front uni et guerre civile

Le Guomindang (GMD) ayant fait le vide politique, le conflit
sino-japonais s’est mené à trois :
l’armée nippone, les forces du Généralissime
Chiang Kai-shek et le Parti communiste (PCC). Le GMD et le PCC ont bien
formé en 1937 un Front uni antijaponais, mais cette fragile
alliance n’a pas mis un terme au conflit de classes qui les
opposait.

    Deux guerres se sont menées
simultanément et recoupées de 1937 à 1945 :
une guerre de défense nationale contre l’invasion nippone
et la poursuite de la guerre civile entre forces
révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Ni Chiang ni
Mao ne sont dupes de l’alliance qu’ils ont nouée
contre Tokyo. Tous deux savent que la question du pouvoir se posera en
Chine dès le lendemain de la défaite japonaise. Ainsi, en
pleine période de « front uni », de
violents combats opposent parfois les
« blancs » aux
« rouges ». En janvier 1941,
l’« Incident du Sud Anhui » montre
jusqu’où cet antagonisme peut mener : une colonne
communiste forte de 9 000 soldats est décimée par
le Guomindang. Victoire militaire, la bataille du Sud Anhui coûte
politiquement très cher à Chiang Kai-shek : au vu
de l’opinion publique, il a massacré des combattants
nationalistes montant au front contre l’occupant nippon !

    Chiang Kai-shek a une conception de la
résistance antijaponaise très rationnelle par rapport
à ce que l’on doit bien appeler son « point
de vue de classe ». Il veut préserver au maximum
ses forces militaires et affaiblir celles du PCC pour se retrouver en
position favorable quand la défaite nippone laisserait les deux
armées chinoises face à face. Il utilise à cette
fin l’immensité du territoire chinois, reculant
progressivement devant l’avancée des troupes
japonaises : il perd certes de l’espace, mais pour gagner
du temps. Cette stratégie est confortée par
l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1942 : Tokyo
sera défait dans le Pacifique par les Alliés; raison de
plus pour économiser ses forces en Chine.

    Le talon d’Achille de la stratégie du
Généralissime est politique : il combat certes,
mais recule face aux Japonais, laissant la population sans
défense, alors que les guérillas communistes tiennent bon
et s’infiltrent dans les arrières ennemis pour mieux
organiser, auprès du peuple, la résistance à
l’occupant. L’opinion nationaliste bascule progressivement
en faveur du PCC.

    Chiang Kai-shek sous-estime aussi
l’efficacité de la stratégie alternative mise en
œuvre par la direction maoïste : la guerre populaire
prolongée.

La guerre populaire

En Chine, la guerre civile précède de plusieurs
décennies la conquête du pouvoir alors qu’en Russie,
elle lui avait succédé. La structure sociale des deux
pays est par ailleurs fort différente. Dans quelle mesure
faut-il donc s’inspirer de l’expérience de
l’armée rouge soviétique – ou plutôt
des traditions nationales de guerres paysannes ? Dès
1932, les débats d’orientation sur la « voie
chinoise » prennent, à la direction du PCC, la
forme d’une longue controverse militaire ou les tenants de
« l’orthodoxie russe » s’opposent
à « l’archaïsme chinois »
des références de Mao Zedong. Ces débats ne sont
ni simples ni figés et certains des critiques de Mao ont
ultérieurement intégré son équipe de
direction. Mais les désaccords de fond entre la fraction de Wang
Ming et les maoïstes vont continuer à se manifester durant
toutes les années 1930 et 1940 : l’aile Wang Ming
du PCC préconise une politique militaire plus conventionnelle et
s’en remet plus à l’alliance avec le Guomindang.

    On retient souvent de la stratégie
maoïste que « la campagne encercle les
villes ». Il ne faut cependant pas oublier que
l’Armée rouge est née d’insurrections de
masse (urbaines ou rurales) et des soulèvements militaires
à l’époque de la Deuxième Révolution
(1925-1927). Le repli sur Yan’an n’a pas été
un choix politique « libre », mais une option
imposée par la défaite. S’il l’avait pu, Mao
aurait préféré tenir durablement des zones
« rouges » dans le sud du pays et engager de
là la résistance antijaponaise. Il cherche donc, au
milieu des années 1930, à répondre à une
question précise : comment, après une
défaite majeure, préserver les forces sociales et
militaires qui ont échappé au désastre, et comment
dans ces conditions reprendre l’initiative ? Il donne
à ces questions une réponse profondément politique
– qui reflète un autre « point de vue de
classe » que la stratégie de Chiang Kai-shek.

    Le redéploiement des armées
communistes vers le nord du pays illustre concrètement ce point.
A la fin des années 30, la direction maoïste prend une
décision très audacieuse : étendre le
réseau communiste à l’échelle nationale,
mais envoyer le gros des moyens militaires en Chine du nord,
derrière les lignes japonaises, quitte à dégarnir
ses bastions traditionnels. Elle tient compte de considérations
tout à la fois tactiques et stratégiques, politiques et
sociales. Le recours à la mobilité des partisans et
à la grande flexibilité opérationnelle d’une
guerre de guérilla permet de s’opposer à un ennemi
bien armé. L’Armée rouge peut opérer dans
ces provinces septentrionales sans entrer en conflit direct avec les
forces de Chiang Kai-shek, restées en deçà des
lignes nippones; et elle en profite pour liquider discrètement
le pouvoir résiduel du Guomindang. Face à la
brutalité de l’occupation japonaise, elle gagne rapidement
une base de masse, même dans des zones où elle ne
possédait pas auparavant d’organisation. En
répondant aux revendications des paysans, elle transforme la
guerre de défense nationale en une véritable
« guerre du peuple », lui donnant par
là une force considérable. Le Parti communiste constitue
ainsi de nouvelles zones libérées, de fait sous son
contrôle exclusif.

    Le PC a risqué très gros en
redéployant si radicalement ses corps
d’armée : le Guomindang en a profité pour
prendre l’offensive dans les régions dégarnies et a
même pu (en 1947) occuper Yan’an, la
« capitale de guerre » des communistes. Mais
les maoïstes ont beaucoup gagné. Leur conception de la
guerre populaire prolongée, dans les conditions chinoises de
l’époque, leur a effectivement permis d’accumuler
d’importantes forces militaires, sociales et politiques. En 1945,
au moment de la capitulation du Japon, les zones libérées
qu’ils contrôlent incluent déjà près
de 100 millions d’habitants. Elles reconstituent un double
pouvoir territorial face au régime de Chiang Kai-shek.

    La résistance antijaponaise permet au PCC de
préparer la victoire de la Troisième Révolution
chinoise.
   
Les armées japonaises se sont enlisées et
épuisées dans leur tentative de conquête de la
Chine. En mettant essentiellement l’accent sur la bataille du
Pacifique et l’intervention des forces américaines (voire
britanniques et australiennes), nombre d’auteurs occidentaux
sous-estiment le rôle tout aussi essentiel de la
résistance chinoise dans la défaite de Tokyo. Mais la
capitulation japonaise a été précipitée par
l’anéantissement nucléaire d’Hiroshima et
Nagasaki (des crimes de guerre s’il en est !). Les
états-majors chinois ont été pris de court par la
rapidité des événements. Toutes les forces en
présence ont engagé une course de vitesse pour renforcer
leurs positions en prévision de l’effondrement nippon.

Après Hiroshima

Le 6 août 1945, une première bombe atomique frappe
Hiroshima. Le 8 août, l’URSS entre en guerre contre le
Japon et pénètre en Mandchourie. Le 9 août, Mao
appelle à une « contre-offensive
générale » contre les Japonais en vue,
notamment, de s’emparer de leur armement. Le 14, Tokyo signe la
reddition. Dans la foulée de la capitulation, le Commandement
allié ordonne aux troupes japonaises stationnées en Chine
de ne se rendre qu’au Guomindang. Les forces de Chiang Kai-shek
étant positionnées dans le sud-ouest du pays,
d’énormes moyens aéroportés sont mis en
œuvre par les Etats-Unis pour les transférer rapidement
dans les provinces centrales et septentrionales, empêchant les
communistes de conquérir les principaux centres urbains. Le GMD
ainsi aidé récupère l’essentiel du butin de
guerre nippon.

    Malgré l’intervention
américaine, le PC réussit à étendre ses
zones libérées. Il concentre des forces en Mandchourie
– où cependant les Soviétiques occupent le terrain
jusqu’en 1946. C’est Moscou qui reçoit la reddition
japonaise et en profite pour faire main basse sur l’outillage
industriel de cette région riche en investissements
nippons ! Moscou laisse aussi le Guomindang reprendre le
contrôle des grandes villes. Mais le PCC renforce son
implantation et son armement.

    Parallèlement à cette course de
vitesse engagée dans des conditions inégales entre le GMD
et le PCC, des négociations de paix s’ouvrent entre les
deux partis. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les rapports de
forces ont atteint un point d’équilibre instable. La
population aspire à la paix et chaque parti politique doit
démontrer que la reprise de la guerre civile serait de la
responsabilité de l’autre. Sur le plan international, les
Etats-Unis et l’URSS négocient. Moscou a pris son temps
pour se retirer de Mandchourie, mais, fondamentalement, la direction
soviétique respecte les accords de Yalta selon lesquels la
Chine, pays « tampon », appartient de fait
à la zone mondiale d’influence occidentale (Staline,
d’ailleurs, ne croit pas qu’une victoire communiste est
alors possible en Chine). Les Etats-Unis appuient efficacement le
Guomindang, mais ils ne sont pas en mesure de s’engager
eux-mêmes dans une nouvelle guerre sur le continent. Chiang
Kai-shek bénéficie d’une formidable puissance
militaire ! Mais il lui fallait du temps pour se
redéployer dans l’ensemble du pays : les
premières attaques menées contre des zones du PCC
tournent vite mal…

Le retour à la guerre

Rétrospectivement, la reprise de la guerre civile apparaît
inévitable, mais la négociation s’est
imposée comme un moment nécessaire de la guerre. La
bataille de la paix a été, pour un temps, un terrain
essentiel de confrontation politique entre révolution et
contre-­révolution
.
    Les négociations de paix sont menées
sous égide américaine. Malgré un début
flamboyant, elles s’enlisent rapidement. Le retour effectif
à la guerre civile commence dès mars-avril 1946. Les
combats se généralisent durant l’été.
Un an plus tard, l’Armée rouge (dorénavant
appelée Armée populaire de libération – APL)
prend l’offensive en Mandchourie. La débâcle
nationale du Guomindang commence fin 1948-début 1949,
après la défaite décisive essuyée par ses
forces durant la bataille de la Huai (une rivière à la
frontière des provinces du Shandong et du Jiangsu). Pour
« verrouiller » l’accès à
Shanghai, Chiang Kai-shek a regroupé plus de 500 000
hommes dotés d’un armement bien supérieur à
celui des « rouges ». Les combats se
terminent pourtant sur un désastre total pour
l’armée du Généra­lissime
.
    A partir de ce moment, l’avance des forces
communistes est irrésistible. Elles l’emportent en janvier
à Pékin, en mai à Shanghai, en octobre à
Canton, en décembre à Nanning (à la
frontière du Vietnam). Sévèrement défait,
le Guomindang se replie sur Taiwan, au grand dam des habitants de
l’île.

    Alors que les combats se poursuivent encore dans le
sud-ouest, la République populaire est proclamée le 1er
octobre 1949. La victoire de l’Armée populaire de
libération a été remarquablement rapide, alors que
les rapports de forces militaires lui étaient au départ
défavorables. C’est l’évolution des rapports
de forces sociaux qui a permis aux communistes de vaincre
ainsi : la guerre civile chinoise est bel et bien devenue une
révolution sociale.

La paysannerie

Si le centre de gravité des luttes révolutionnaires en
Chine s’est situé dans les campagnes, c’est pour une
part la conséquence de l’écrasement des mouvements
urbains dans les années 1925-1937. Mais c’est aussi et
avant tout parce que 90 % de la population est rurale !
Et parmi eux, 80 % sont des cultivateurs. Le prolétariat
rural – formé d’ouvriers agricoles, de vagabonds et
de colporteurs si pauvres qu’ils ne peuvent souvent se marier
– ne compte que pour 10-12 % des ruraux.

    Les paysans s’opposent d’abord à
leurs exploiteurs directs : propriétaires, marchands,
usuriers. Face aux agents extérieurs (représentants de
l’administration, armées), ils restent en même temps
tributaires de solidarités
« interclassistes » de village, corporation
ou clan. Les jacqueries paysannes n’en ont pas moins
été endémiques en Chine, au XIXe et XXe
siècle, laissant place à bon nombre de
soulèvements généralement locaux et
éphémères, mais nourrissant parfois des
rébellions d’une très grande ampleur, dont la
révolte des Taiping à l’idéologie
égalitaire, syncrétique, nationaliste – voire
moderniste et féministe.

    Pour la première fois à
l’époque moderne, à la suite du moins du cas assez
particulier des Taiping, les luttes paysannes des années
1920-1940 se voient intégrées, par-delà même
la conscience des intéressés, à des conflits dont
l’enjeu est proprement national : un enjeu qui touche au
cœur l’Etat et la structure de classe de la
société dans son ensemble. Pour la première fois
aussi, avec leur incorporation dans l’Armée rouge, des
centaines de milliers, des millions de jeunes paysans sillonnent le
pays, reçoivent une éducation politique, vivant une
expérience sans précédent. En ce sens, le monde
paysan est refaçonné par le PCC et la révolution.

    Il n’y a pas toujours eu concordance entre le
programme d’action du PCC, plus ou moins radical suivant les
politiques fluctuantes d’alliance, et les mouvements paysans. Le
parti a parfois semblé débordé par les
mobilisations spontanées d’une paysannerie pauvre qui
partait à l’assaut du ciel, alors qu’en
d’autres lieux, ou à d’autres moments, il lui
fallait déployer d’intenses efforts pour libérer
les couches les plus démunies du village des liens de
sujétion claniques. A partir de la fin 1945, la question de la
réforme agraire (et non seulement de la réduction des
loyers) a pris une place de plus en plus importante. En mai 1946, le
mot d’ordre central de « La terre à ceux qui
la travaillent » est lancé à
l’échelle nationale. En septembre 1947, dans la
perspective de la conquête du pouvoir, le PC fait adopter par une
Conférence sur la terre le principe d’une Loi agraire
abolissant le système d’exploitation
« féodal et semi-féodal ». Il
préconise des mesures très radicales qu’il doit
ultérieurement modérer pour ne pas s’aliéner
les paysans moyens.

    La structure agraire variait considérablement
en Chine suivant les régions, ce qui ne facilitait pas la
définition d’un programme d’action. Là
où la terre était particulièrement rare, les
paysans pauvres se retournaient contre les paysans moyens, et non plus
seulement contre les notables et les propriétaires fonciers. Le
PCC a tenté de mieux ajuster sa politique dans le cours de
l’année 1948. Toujours est-il qu’une
véritable révolution agraire s’est amorcée
dans le cours de la Troisième Révolution chinoise, puis
s’est généralisée après la victoire.
Dans bien des cas, au village, le changement de pouvoir a
été radical, avec la désintégration de la
classe des propriétaires fonciers et la marginalisation des
paysans riches.

Une crise d’effondrement

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Chiang Kai-shek peut encore
espérer stabiliser son régime dans les centres urbains de
la côte. Mais son autorité s’effondre rapidement.
Corruption, incurie, fractionnalisme et autoritarisme lui
aliènent l’opinion démocratique. Des
étudiants lancent une vaste campagne contre l’occupation
américaine après que deux marines ont été
accusés du viol d’une jeune Chinoise. L’inflation
atteint des proportions gigantesques. Les classes moyennes et les
fonctionnaires sont touchés de plein fouet. La
« fuite » (vers Hong-kong notamment) des
hommes d’affaires commence dès 1946, bien avant la
victoire communiste.

    La classe ouvrière entre en lutte,
manifestant une combativité qui lui a permis d’obtenir en
1946 l’échelle mobile des salaires. Manifestations et
grèves se multiplient en 1947-1948. Cependant, le
prolétariat urbain est alors beaucoup moins politisé que
dans les années 1920. Le PCC a gardé un réseau
militant dans le mouvement ouvrier, mais très affaibli. En
revanche, les traditions corporatistes restent puissantes.

    Le régime de Chiang Kai-shek prend encore
l’opinion nationale à rebrousse-poil quand il semble
prêt à entrer dans une nouvelle alliance internationale
avec les Etats-Unis et… le Japon.
Déconsidéré et haï, il perd politiquement la
guerre dans les citadelles urbaines. La confrontation finale avec les
forces communistes s’engage à l’occasion d’une
véritable crise nationale, une crise révolutionnaire
aiguë.

Au sortir de quatre décennies de guerres et de révolution

Quatre décennies après la révolution chinoise de
1911 et la révolution russe de 1917, la Chine a changé de
camp : c’est l’un des premiers (avec la Yougoslavie)
et le plus grand des échecs de la conférence de Yalta. Un
échec qui n’est pas l’œuvre de Moscou, mais
d’un parti qui, sans rompre avec la direction stalinienne de
l’Internationale communiste, a imposé son
indépendance de décision et a élaboré sa
propre orientation stratégique.

Un « communisme national »

D’un certain point de vue, Mao Zedong représente
personnellement, jusqu’à la caricature, la formation
d’un marxisme « sinisé ».
Etudiant, il a beaucoup lu et travaillé sur les traductions
d’auteurs européens, comparant les approches philosophies
et les théories politiques classiques (ce n’est
qu’à 26 ans qu’il commence à prendre
connaissance du marxisme). Il dévorait la presse et suivait avec
attention l’actualité mondiale. Il a été
soumis à de nombreuses influences intellectuelles et s’est
intéressé à de nombreux courants
d’idées, en particulier à l’anarchisme. Mais,
malgré de louables efforts, il n’a jamais réussi
à utiliser les langues étrangères. Il n’a
pas voyagé en dehors de Chine (sauf, brièvement, pour
rencontrer Staline) et cite plus volontiers les philosophes chinois que
les pères du marxisme occidental. Il est en cela très
différent d’autres personnalités majeures du
marxisme asiatique, comme Ho Chi Minh qui incarne à la
perfection la figure vietnamienne de « l’oncle
Ho », mais a aussi fait ses armes politiques en France et
dans le Komintern. Il ne faut pas oublier pour autant que
l’équipe de direction maoïste comprend d’autres
fortes personnalités que Mao et de fins connaisseurs du monde,
comme Deng Xiaoping et Zhou Enlai.

    La « sinisation » du
marxisme ne se réduit ni à Mao Zedong ni au maoïsme.
D’autres personnalités – comme les fondateurs du PCC
que sont Li Dazhao (assassiné en 1927) et Chen Duxiu (mort en
1942) – et d’autres courants (libertaires, Opposition de
gauche…) ont contribué à l’assimilation de
références marxistes en Chine et à leur
enracinement culturel. Mais 25 années de guerres et de
répression ont étouffé le pluralisme du mouvement
révolutionnaire chinois. Le PCC sous direction maoïste est
sorti seul vainqueur de l’épreuve. Dans ce succès,
le rôle particulier, pivot, qu’a joué Mao est
indéniable. Plus profondément, l’histoire du Parti
communiste chinois dans les années 1920-1940 pose la question de
ce que l’on peut appeler la formation de
« communismes nationaux » – un
processus que l’on retrouve dans d’autres pays, à
commencer par le Vietnam.

Transformations rurales

La révolution maoïste présente bien des traits
autoritaires et répressifs. La nouvelle direction du PCC
s’est forgée dans un combat militaire permanent, sans
merci – et, au sein même de son parti, dans
d’intenses luttes de fractions. Elle s’est repliée
dans des régions reculées, socialement très
conservatrices. Elle s’est adossée à un
« camp » international dominé par le
stalinisme et a précocement opposé un culte de la
personnalité de Mao au culte de Staline. Longtemps avant la
conquête du pouvoir à l’échelle nationale,
une mince bureaucratie politico-administrative s’est
constituée dans les vastes zones libérées du nord.

    La révolution maoïste a aussi
été le produit d’intenses luttes sociales qui ont
posé la question de la modernisation du pays du point de vue des
classes dominées. Certes, rien n’est simple ou univoque
dans la révolution chinoise. Le Parti communiste a
« instrumentalisé » les mouvements
paysans pour mieux les intégrer à sa stratégie
nationale et à ses objectifs locaux (l’utilisation et la
destruction des multiples réseaux concurrents de pouvoir). Mais
les paysans (ou diverses couches paysannes) ont aussi
« instrumentalisé » le PC pour
défendre leurs intérêts spécifiques.

    L’ordre traditionnel au village est
ébranlé dans ses fondements. Que les paysans pauvres
prennent la parole et une partie du pouvoir au village
représente un acte révolutionnaire majeur. Il en va de
même de la mobilisation des femmes dans le monde rural. En ce qui
concerne la libération des femmes, la doctrine maoïste a
varié suivant les périodes : fort libertaire
à l’époque de la République
soviétique du Jiangxi, beaucoup plus conservatrice à
l’époque de Yan’an. Mais l’engagement des
paysannes dans les luttes, la création de structures communistes
féminines dans les villages, la multiplication des organisations
de masse féminines ou les fameux « meetings
d’amertume » durant lesquels les villageoises
accèdent à une conscience collective de leur oppression
et affirment leurs revendications ont aussi une portée
démocratique.

    Les critiques (souvent justifiées) de
l’autoritarisme maoïste ne doivent pas faire oublier cette
importante dimension de la révolution agraire. Une dimension
sanctionnée au lendemain de la victoire par l’adoption de
deux lois phares par le nouveau régime : la Loi sur la
réforme agraire et la Loi sur la famille.

    Sous le régime dictatorial du Guomindang
aussi, la société chinoise évolue, mais il
s’agissait essentiellement de la société urbaine.
La condition des femmes aisées ou éduquées change.
Mais la « révolution nationale » de
Chiang Kai-shek ne peut s’attaquer à l’oppression du
paysan pauvre ou de la villageoise, car il dépend dans le monde
rural du pouvoir traditionnel des notables, de la gentry et des clans.
La bourgeoisie (chinoise ou internationale) n’est pas
anti-« féodale ». Dans les villes et
les campagnes environnantes, le développement capitaliste
dissout certes les rapports sociaux traditionnels, mais dans des
conditions d’exploitation qui interdisent à cette
« libération » d’acquérir
une dimension démocratique.

Tournant urbain

Pendant les années de guerre civile, il y a dans les villes
d’importants mouvements d’opinion qui préparent la
révolution de 1949 : mobilisations
anti-impérialistes, évolution de l’opinion
intellectuelle et nationaliste en faveur du PCC, rejet grandissant du
Guomindang, identification d’une partie croissante des
étudiants avec le combat de l’Armée rouge…
Les communistes gagnent la bataille de la légitimité.
Mais leurs réseaux sont trop faibles dans les métropoles
urbaines pour organiser en profondeur les classes populaires. Autant le
prolétariat se révèle combatif sur le plan
revendicatif au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, autant il
reste largement passif sur le plan proprement politique.

    A l’approche de la victoire, le PCC prend un
grand tournant politique. En mars 1949, Mao Zedong annonce que
dorénavant, le centre de gravité de l’action
communiste doit à nouveau se situer dans les centres urbains,
alors que, de 1927 au début 1949, il avait été
dans les campagnes. Il affirme dans son rapport du 3 mars au
comité central : « Dès maintenant
commence la période où la ville dirige la
campagne ». Ce qui implique, souligne Liu Shaoqi, un
énorme effort pour organiser la classe ouvrière :
« Avant, notre parti était étroitement
lié à la classe ouvrière, mais ces liens se sont
relâchés quand il a dû se retirer à la
campagne, le Guomindang ayant alors tout le temps de renforcer son
influence parmi elle et de semer la confusion. Le résultat
maintenant est que nos cadres (et les membres du comité central)
ont perdu l’habitude de travailler parmi les ouvriers et que
ceux-ci leur sont devenus étrangers. C’est pourquoi nous
devons nous mettre à l’étude… »

    Une seconde expérience historique. A son
tour, comme dans les années vingt (et plus encore), la
Troisième Révolution chinoise a représenté
pour le mouvement révolutionnaire international une
expérience pionnière, soulevant des questions majeures
sur les classes sociales des pays du « tiers
monde », le rôle de la paysannerie, la pensée
militaire, la formation de « communismes
nationaux », les implications de la victoire du stalinisme
en URSS, la stratégie et les alliances politico-sociales…

    La trajectoire sociopolitique du PCC
représente l’un des traits les plus étonnants de la
révolution chinoise : obligé de se replier dans
les campagnes, il est pour l’essentiel resté plus de 20
ans immergé dans le monde rural. C’est sur la paysannerie
qu’il s’est appuyé pour poursuivre un combat
commencé dans les villes. Malgré cela, et contrairement
à bien des pronostics, il n’est pas devenu un
« parti paysan ». Dès qu’il a
repris pied dans les centres urbains, la ville a de nouveau
« commandé », pour reprendre
l’expression de Mao. Ce qui a permis au PCC de reconstruire un
Etat à l’échelle du pays-continent qu’est la
Chine. Et d’ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire
chinoise, celui du maoïsme au pouvoir.


Pierre Rousset