Scénarios du pire et alternative écosocialiste

Scénarios du pire et alternative écosocialiste



Quelle est la situation de la
planète quelques mois avant la Conférence des Nations
Unies à Copenhague sur le Changement Climatique ? Quelle
alternative globale ?

Premier constat : tout s’accélère bien plus
vite que prévu. L’accumulation de gaz carbonique, la
montée de la température, la fonte des glaciers polaires
et des « neiges éternelles », la
désertification des terres, les sécheresses, les
inondations : tout se précipite, et les bilans des
scientifiques, à peine l’encre des documents
séchée, se révèlent trop optimistes. On
penche maintenant, de plus en plus, pour les fourchettes les plus
élevées, pour l’avenir prochain. On ne parle plus
– ou de moins en moins – de ce qui va se passer à la
fin du siècle, ou dans un demi-siècle, mais dans les dix,
vingt, trente prochaines années. Il n’est plus seulement
question de la planète que nous laisserons à nos enfants
et petits-enfants, mais de l’avenir de cette
génération-ci.

La catastrophe imminente

Un exemple, assez inquiétant : si la glace du Groenland
fondait, le niveau de la mer pourrait monter de six
mètres : cela veut dire l’inondation, non seulement
de Dacca et autres villes maritimes asiatiques, mais aussi de…
New York, Amsterdam et Londres. Or, selon Richard Alley,
glaciologue de la Penn State University, la fusion de la calotte du
Groenland, qu’on avait l’habitude de calculer en centaines
d’années, pourrait se produire en quelques
décennies (1).

    Cette accélération s’explique,
entre autres, par des effets de rétroaction (feed-back).
Quelques exemples : I. la fonte des glaciers de
l’Arctique – déjà bien entamée –
en réduisant l’albédo, c’est à dire le
degré de réflexion du rayonnement solaire (il est maximal
pour les surfaces blanches) – ne peut qu’augmenter la
quantité de chaleur qui est absorbée par le sol ; des
scientifiques ont calculé que la réduction de 10 %
de l’albédo de la planète aurait un effet
équivalent à la multiplication par cinq du volume de CO2
dans l’atmosphère (2). II. la montée de la
température de la mer transforme des surfaces immenses des
océans en déserts sans plancton ni poissons, ce qui
réduit leur capacité à absorber le CO2. Ce
phénomène s’est accéléré,
selon une étude récente des océanographes du
National Atmospheric and Oceanic Administration, quinze fois plus vite
que prévu dans les modèles existants (3).

    D’autres possibilités de
rétroaction existent, encore plus dangereuses. Jusqu’ici
peu étudiées, elles ne sont pas incluses dans les
modèles du GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur
l’Evolution du Climat), mais risquent de provoquer un saut
qualitatif dans l’effet de serre :

I. Les 400 milliards de tonnes
de carbone, pour le moment emprisonnées dans le
pergélisol (permafrost), cette toundra congelée qui
s’étend du Canada à la Sibérie. Si les
glaciers commencent à fondre, pourquoi le pergélisol ne
fondrait-il pas lui aussi ? En se décomposant, ce carbone
se transforme en méthane, dont l’effet de serre est bien
plus puissant que le CO2.
II. Des quantités
astronomiques de méthane se trouvent aussi dans les profondeurs
des océans : au moins un trillion de tonnes, sous forme
de clathrates de méthane. Si les océans se
réchauffent, il est possible que ce méthane soit
libéré dans l’atmosphère, provoquant un saut
dans le changement climatique. (…) Selon
l’ingénieur chimiste Gregory Ryskin, une éruption
majeure du méthane océanique pourrait
générer une force explosive dix mille fois plus
importante que celle de l’ensemble du stock d’armes
nucléaires de la planète (4). Mark Lynas, qui cite
cette source, en tire la conclusion qu’une planète avec
six degrés de plus serait bien pire que l’Enfer
décrit par Dante dans la Divine Comédie… Or, selon
le dernier rapport du GIEC, la montée de la température
pourrait dépasser six degrés, considérés
jusqu’ici comme le maximum prévisible.

Tous ces processus commencent de façon très graduelle,
mais à partir d’un certain moment, ils peuvent se
développer par sauts qualitatifs. La menace la plus
inquiétante est donc celle d’un runaway climate change,
d’une poussée rapide et incontrôlable du
réchauffement. Il existe peu de scénarios du pire, du cas
où l’augmentation de la température
dépasserait les 2-3 degrés : les scientifiques
évitent de dresser des tableaux catastrophiques (…) [En
réalité], les jeux ne sont pas encore faits, et il est
encore temps d’agir pour inverser le cours des
événements. Mais il nous faut le pessimisme de la raison,
avant de laisser toute sa place à l’optimisme de la
volonté.

Les solutions des élites dirigeantes

Qui est responsable de cette situation inédite dans
l’histoire de l’humanité ? Ce sont les
êtres humains, nous répondent les scientifiques.
C’est juste, mais un peu court : les êtres humains
habitent la terre depuis des millénaires, or la concentration de
CO2 a commencé à devenir un danger depuis quelques
décennies seulement. En tant que marxistes, nous
répondons ceci : la responsabilité en incombe au
système capitaliste, à sa logique absurde et myope
d’expansion et d’accumulation à l’infini,
à son productivisme irrationnel, obsédé par la
recherche du profit. En effet, tout l’appareil productif
capitaliste est fondé sur l’utilisation des
énergies fossiles – pétrole, charbon –
émettrices de gaz à effet de serre ; le même vaut
pour le système de transports routiers, surtout au cours des
dernières décennies, et pour la voiture individuelle.

    Quelles sont donc les alternatives proposées
par les « responsables », les élites
capitalistes dirigeantes ? C’est peu de dire
qu’elles ne sont pas à la hauteur du défi. On peut
les ranger en trois grands groupes :

A. La politique de
l’autruche : prétendre que la terre est plate et
que le changement climatique n’est pas lié aux
activités humaines : ce serait par exemple le
résultat des tâches du soleil, ou autres explications
farfelues. C’était, il n’y a pas longtemps, la
position de l’administration Bush. Elle a été
défendue par un certain nombre – décroissant
– de scientifiques, certains lourdement subventionnés par
l’industrie pétrolière (5). On a
tenté de réduire au silence l’opinion de
scientifiques « gênants » comme James
Hansen, le responsable climatique de la NASA. Cette
cécité climatique est une bataille d’arrière
garde, en perte de vitesse.

B. Les partisans du
« business as usual » : certes, le
problème existe, mais il peut être résolu par le
volontariat des entreprises et par des mesures techniques, sans
qu’il soit nécessaire de prendre des décisions
contraignantes chiffrées. Cette posture peut se combiner avec
une sorte d’« opportunisme »
affairiste : puisque le réchauffement global est
inévitable, essayons d’en tirer le meilleur profit. Penons
l’exemple de la fonte de la banquise arctique en
été. (…) Que font les gouvernements limitrophes de
la région, USA, Russie et Canada ? Ils se disputent,
à coups d’expéditions militaires patriotiques, le
tracé des zones respectives de souveraineté, en vue de la
future exploitation du pétrole qui gît actuellement sous
les glaces…

    Un autre exemple intéressant concerne la
Commission Européenne : un rapport
confidentiel (6) attirait l’attention sur le danger
d’une inondation de certains pays, tels que la Hollande, comme
résultat probable de l’élévation du niveau
de la mer. Il considérait l’hypothèse d’un
déménagement massif de la population concernée qui
créerait des opportunités extraordinaires pour
l’industrie du bâtiment…

    Quelles sont les mesures techniques pouvant faire
front à la menace ? On trouve ici une grande
diversité de propositions. Certains relèvent de la
« géo-ingénierie » la plus
délirante : semer des fertilisants sur les océans
pour favoriser l’essor du plancton ; diffuser dans la
stratosphère des myriades de fragments de miroirs, pour
réfléchir la chaleur solaire… L’imagination
technocratique est assez fertile. Une autre voie, plus classique,
consiste à proposer l’énergie nucléaire, qui
est censée ne pas produire d’émissions, comme
alternative. Sauf que, pour remplacer l’ensemble des
énergies fossiles, il faudrait construire des centaines de
centrales nucléaires, avec un nombre inévitable
d’accidents – un, deux, trois, plusieurs
Tchernobyls ? – et une masse astronomique de
déchets radioactifs – certains avec une durée de
vie de milliers d’années – dont personne ne sait que
faire. Sans parler du risque majeur de prolifération militaire
des armes atomiques.

    Mentionnons aussi le dernier remède miracle,
parrainé par les USA et le Brésil, mais qui
intéresse aussi l’Europe : remplacer le
pétrole – de toute façon destiné à
s’épuiser – par les biocarburants. Les
céréales ou le maïs, plutôt que de nourrir les
peuples affamés du Tiers Monde, rempliront les réservoirs
des voitures des pays riches. Selon la FAO, les prix des
céréales ont déjà considérablement
augmenté, en partie à cause de la forte demande de
biocarburants, vouant à la faim des millions de personnes des
pays pauvres (7). Ajoutons que, selon un nombre grandissant de
scientifiques, le bilan carbone de la plupart de ces agrocarburants
n’est pas vraiment favorable, leur production
générant – par les fertilisants, les transports,
etc – autant d’émissions qu’ils sont
censés économiser (par rapport au pétrole). Sans
parler de la déforestation que la production de ces carburants
est en train de provoquer, déjà, au Brésil et en
Indonésie. Ce n’est encore qu’une tentative, assez
vaine, de sauver un système de transport irrationnel
fondé sur la voiture et le camion.

    La plus intéressante de ces solutions
miracles est la capture et séquestration du carbone, qui
concerne surtout les centrales électriques. Reste que, pour le
moment, on ne connaît que quelques rares expériences
locales, et beaucoup d’experts mettent en doute
l’efficacité de la méthode.

C. Les accords internationaux contraignants. C’est le cas de
Kyoto, porté notamment par les gouvernements européens.
Il représente, à certains égards, une vraie
avancée, par le principe même d’accords
internationaux avec des objectifs chiffrés et des
pénalités. Cela dit, son dispositif central, le
« Marché des Droits d’Emission »
s’est révélé bien décevant :
l’Europe, le groupe des pays les plus engagés, n’a
réussi pendant dix ans qu’à réduire les
émissions de 2 % ; on voit mal comment elle pourrait
atteindre l’objectif déclaré de 8 % en 2012,
si modeste qu’il n’aurait pratiquement aucune incidence sur
l’effet de serre (8). Les quotas d’émission
distribués par les « responsables »
étaient si généreux, que (…) le prix de la
tonne de CO2 s’est effondré de 20 euros en 2006 à
moins d’un euro en 2007… L’autre dispositif de
Kyoto, les « Mécanismes de Développement
Durable » – échange entre droits
d’émission au Nord et investissements
« propres » au Sud – n’a
qu’une portée limitée, parce qu’il est
invérifiable et sert à couvrir toutes sortes de combines
et abus (9).

De Kyoto à Copenhague

L’une des vertus de Kyoto consiste à porter la question du
changement climatique sur le terrain politique. Ainsi,
l’ex-dirigeant du gouvernement conservateur d’Australie,
John Howard, un ami de Georges Bush et un négateur
obstiné du réchauffement de la planète –
vient de perdre les élections au profit de son adversaire
travailliste, qui s’est engagé à signer les accords
de Kyoto : c’est la première fois dans
l’histoire que la question du changement climatique joue un
rôle important dans une élection.

    En décembre 2009 se tiendra à
Copenhague la Conférence des Nations Unies sur le Changement
Climatique. Peut-on attendre un réveil tardif de la part des
oligarchies dominantes ? Rien n’est exclu, mais
jusqu’ici, toutes les propositions officielles – le rapport
Stern (10) en est un exemple éclairant – sont
parfaitement incapables de renverser le cours des choses, parce
qu’elles s’enferment obstinément dans la logique de
l’économie de marché capitaliste. Comme le constate
Hervé Kempf, journaliste au Monde : « le
système social qui régit actuellement la
société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de
manière aveugle contre les changements qu’il est
indispensable d’opérer si l’on veut conserver
à l’existence humaine sa dignité et sa
promesse » (11).

    Pour affronter les enjeux du changement climatique,
et de la crise écologique générale, il faut un
changement radical et structurel qui touche aux fondements du
système capitaliste : une transformation non seulement
des rapports de production (la propriété privée),
mais aussi des forces productives (les moyens techniques et les
savoir-faire humains servant à produire). Cela implique une
véritable révolution du système
énergétique, du système des transports et des
modes de consommation actuels, fondés sur le gaspillage et la
consommation ostentatoire, induits par la publicité. Il
s’agit d’un changement du paradigme de civilisation, et de
la transition vers une nouvelle société, où la
production sera démocratiquement planifiée par la
population ; c’est-à-dire, où les grandes
décisions sur les priorités de la production et de la
consommation ne seront plus décidées par une
poignée d’exploiteurs, par les forces aveugles du
marché ou par une oligarchie de bureaucrates et d’experts,
mais par les travailleurs et les consommateurs, femmes et hommes,
après un débat démocratique et contradictoire
entre différentes propositions. C’est ce que nous
désignons par le terme écosocialisme.

L’alternative écosocialiste

Qu’est-ce donc que l’écosocialisme ? Il
s’agit d’un courant de pensée et d’action
écologique qui fait siens les acquis fondamentaux du socialisme
– tout en le débarrassant de ses scories productivistes.
Pour les écosocialistes, la logique du marché et du
profit – de même que celle de l’autoritarisme
bureaucratique de feu le « socialisme
réel » – sont incompatibles avec les
exigences de sauvegarde de l’environnement naturel. Tout en
critiquant l’idéologie des courants dominants du mouvement
ouvrier, ils savent que les travailleurs·euses et leurs
organisations sont une force essentielle pour toute transformation
radicale du système et pour l’établissement
d’une nouvelle société socialiste et
écologique.

    L’écosocialisme s’est
développé surtout au cours des trente dernières
années. (…) Il est loin d’être politiquement
homogène, mais la plupart de ses
représentant·e·s partagent certains thèmes
communs. En rupture avec l’idéologie productiviste du
progrès – dans sa forme capitaliste et/ou bureaucratique
– et opposé à l’expansion à
l’infini d’un mode de production et de consommation
destructeur de la nature, il représente une tentative originale
d’articuler les idées fondamentales du marxisme avec les
acquis de la critique écologique.

    James O’Connor définit comme
écosocialistes les théories et les mouvements qui
aspirent à subordonner la valeur d’échange à
la valeur d’usage (12) en organisant la production en
fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de
l’environnement. Leur but serait une société
écologiquement rationnelle fondée sur le contrôle
démocratique, l’égalité sociale, et la
prédominance de la valeur d’usage (13).
J’ajouterais que : a) cette société suppose
la propriété collective des moyens de production, une
planification démocratique qui permette à la
société de définir les buts de la production et
les investissements, et une nouvelle structure technologique des forces
productives ; b) l’éco­socialisme est un
système basé non seulement sur la satisfaction des
besoins humains, démocratiquement déterminés, mais
aussi sur la gestion rationnelle collective des échanges de
matières avec l’environnement, en respectant les
éco­systèmes
.
    L’écosocialisme développe une
critique de la thèse de la
« neutralité » des forces productives,
qui a dominé la gauche du 20e siècle, dans ses deux
versants social-démocrate et communiste, en particulier
soviétique. Cette critique pourrait s’inspirer des
remarques de Marx sur la Commune de Paris : les
travailleurs·euses ne peuvent pas s’emparer de
l’appareil d’Etat capitaliste et le mettre à
fonctionner à leur service. Ils·elles doivent le
« briser » et le remplacer par un autre, de
nature totalement distincte, une forme non étatique et
démocratique de pouvoir politique. La même chose vaut,
mutatis mutandis, pour l’appareil productif : par sa
nature, et sa structure, il n’est pas neutre, mais au service de
l’accumulation du capital et de l’expansion
illimitée du marché. Il est en contradiction avec les
impératifs de sauvegarde de l’environnement et de
santé de la force de travail. Il faut dont le
« révolutionner », en le transformant
radicalement.

    Cela peut signifier, pour certaines branches de la
production – les centrales nucléaires par
exemple – de les « briser ».
(…) L’ensemble du système productif doit être
mis en question du point de vue de sa compatibilité avec les
exigences vitales de préservation des équilibres
écologiques. Cela implique tout d’abord une
révolution énergétique : le remplacement
des énergies non renouvelables et responsables de la pollution,
de l’empoisonnement de l’environnement et du
réchauffement de la planète – charbon,
pétrole et nucléaire – par des énergies
« propres » et renouvelables (eau, vent,
soleil), ainsi que la réduction drastique de la consommation
d’énergie (et donc des émissions de CO2).

Une autre civilisation

C’est l’ensemble du mode de production et de consommation
– fondé par exemple sur la voiture individuelle et
d’autres produits de ce type – qui doit être
transformé, avec la suppression des rapports de production
capitalistes et le début d’une transition au socialisme.
J’entends par socialisme, l’idée originaire, commune
à Marx et aux socialistes libertaires, qui n’a pas grand
chose à voir avec les prétendus régimes
« socialistes » qui se sont
écroulés à partir de 1989 : il s’agit
de « l’utopie concrète » –
pour utiliser le concept d’Ernst Bloch – d’une
société sans classes et sans domination, où les
principaux moyens de production appartiennent à la
collectivité, et les grandes décisions sur les
investissements, la production et la distribution ne sont pas
abandonnées aux lois aveugles du marché, à une
élite de propriétaires, ou à une clique
bureaucratique, mais prises, après un large débat
démocratique et pluraliste, par l’ensemble de la
population. L’enjeu planétaire de ce processus de
transformation radicale des rapports des humains entre eux et avec la
nature est un changement de paradigme civilisationnel, qui concerne non
seulement l’appareil productif et les habitudes de consommation,
mais aussi l’habitat, la culture, les valeurs, le style de vie.

    Quel sera l’avenir des forces productives dans
cette transition au socialisme – un processus historique qui ne
se compte pas en mois ou en années ?

    Deux écoles s’affrontent au sein de ce
qu’on pourrait appeler la gauche écologique :

A. Les optimistes, selon
lesquels, grâce au progrès technologique et aux
énergies douces, le développement des forces productives
socialistes peut connaître une expansion illimitée, visant
à satisfaire « chacun selon ses
besoins ». Cette école ne prend pas en compte les
limites naturelles de la planète et finit par reproduire, sous
l’étiquette « développement
durable » le modèle socialiste ancien.

B. Les pessimistes qui,
partant de ces limites naturelles, considèrent qu’il faut
limiter de façon draconienne la croissance démographique
et le niveau de vie des populations. Il faudrait prendre la voie de la
décroissance, au prix du renoncement aux maisons individuelles,
au chauffage, etc. Comme ces mesures sont fort impopulaires, cette
école caresse parfois le rêve d’une
« dictature écologique
éclairée ».

Il me semble que ces deux écoles partagent une conception
purement quantitative de la « croissance » ou
du développement des forces productives. Une troisième
position, qui me paraît plus appropriée, défend un
changement qualitatif du développement. Il s’agit de
mettre fin au monstrueux gaspillage de ressources par le capitalisme,
fondé sur la production à grande échelle de
produits inutiles ou nuisibles : l’industrie
d’armement est un exemple évident. Il s’agit
d’orienter la production vers la satisfaction des besoins
authentiques, à commencer par ceux qu’on peut
désigner comme « bibliques » :
l’eau, la nourriture, le vêtement, le logement –
auxquelles il faut ajouter, bien entendu, la santé,
l’éducation et la culture. (…)

    Les pessimistes répondront que les individus
sont mus par des désirs et des aspirations infinies, qu’il
faut contrôler et refouler. Mais l’écosocialisme est
fondé sur un pari, qui était déjà celui de
Marx : la prédominance, dans une société
sans classes, de l’« être » sur
« l’avoir », c’est-à-dire
la réalisation personnelle, par des activités
culturelles, ludiques, érotiques, sportives, artistiques,
politiques, plutôt que le désir d’accumulation
à l’infini de biens et de produits. Ce dernier est induit
par le fétichisme de la marchandise, inhérent au
système capitaliste, par l’idéologie dominante et
par la publicité : rien n’indique qu’il
constitue une « nature humaine
éternelle ».

    Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas
de conflits, entre les exigences de la protection de
l’environnement et les besoins sociaux, entre les
impératifs écologiques et les nécessités du
développement, notamment dans les pays pauvres. C’est
à la démocratie socialiste, libérée des
impératifs du capital et du
« marché », de résoudre ces
contradictions.

Que faire ?

Oui, nous répondra-t-on, elle est sympathique cette utopie, mais
en attendant, faut-il rester les bras croisés ?
Certainement pas ! Il faut mener bataille pour chaque
avancée, chaque mesure de réglementation des
émissions de gaz à effets de serre, chaque action de
défense de l’environnement. (…) Certaines demandes
immédiates sont déjà, ou peuvent rapidement
devenir le lieu d’une convergence entre mouvements sociaux et
écologistes, syndicats et défenseurs de
l’environnement, « rouges » et
« verts ». Elles
« préfigurent » souvent ce que
pourrait être une société
éco­socialiste :

Remplacement progressif des
énergies fossiles par des sources d’énergie
« propres », notamment le solaire.




Promotion de transports pu­blics
– trains, métros, bus, trams – bon
marché ou gratuits comme alternative à
l’étouffement et à la pollution des villes et des
campagnes par la voiture individuelle et le système des
transports routiers.




Lutte contre le système de la
dette et des « ajustements »
ultra-libéraux imposés par le FMI et la Banque Mondiale
aux pays du Sud, aux conséquences sociales et écologiques
dramatiques : chômage massif, destruction des protections
sociales et des cultures vivrières, destruction des ressources
naturelles pour l’exportation.




Défense de la santé
publique contre la pollution de l’air, de l’eau (nappes
phréatiques) ou de la nourriture par l’avidité des
grandes entreprises capitalistes.




Développement subventionné de l’agriculture biologique, à la place de l’agro-industrie.



Réduction du temps de travail
comme réponse au chômage et vision de la
société privilégiant le temps libre par rapport
à l’accumulation de biens. (14)

La liste des mesures nécessaires existe, mais elle est
difficilement compatible avec le néolibéralisme et la
soumission aux intérêts du capital… Chaque victoire
partielle est importante, à condition de ne pas se limiter aux
acquis, mais de mobiliser immédiatement pour un objectif
supérieur, dans une dynamique de radicalisation croissante.
Chaque gain est précieux, non seulement parce qu’il
ralentit la course vers l’abîme, mais parce qu’il
permet aux individus, femmes et hommes, notamment aux travailleurs et
aux communautés locales, plus particulièrement paysannes
et indigènes, de s’organiser, de lutter et de prendre
conscience des enjeux du combat, de comprendre par leur
expérience collective la faillite du système capitaliste
et la nécessité d’un changement de civilisation.

Michael Löwy *

* Nous publions ici une version très légèrement
abrégée du texte paru sur le site de la revue Contretemps
(www.contretemps.eu). Intertitres de solidaritéS.


1    Fred Pearce, The Last Generation, Reading, Eden project books, 2006, pp. 83, 90.
2    Calculs d’experts du Scripps Institution of
Oceanography de San Diego, Californie, cités par Fred Pearce,
The Last Generation, p. 168.
3    Le Monde, 5 févr. 2008, p. 8.
4    Mark Lynas, Six Degrees. Our Future on a Hotter Planet, London, Fourth Estate, 2007, p. 251.
5    On trouve un chapitre éloquent au sujet de
ce déni du changement climatique dans le livre de Georges
Monbiot, Heat: How to Stop the Planet Bruning, Londres, Allen Lane,
2006.
6    «Changement Climatique et
Sécurité Internationale», rapport de Javier Solana
et de la Commission européenne, présenté au
Conseil, le 13 mars 2008.
7    FAO, La situation mondiale de l’alimentation
et de l’agriculture 2008, p. 98.
ftp://ftp.fao.org/docrep/fao/011/i0100f/i0100f06.pdf
8    Cf. Le Monde, 7 déc. 2007, p. 7.
9    Sur les limites de Kyoto et sur la crise du
changement climatique, voir l’excellent dossier
rédigé et organisé par Daniel Tanuro pour la revue
Inprecor (nº 525, mars 2007), sous le titre « Le capitalisme
contre le climat ».
10    Rapport sur l’économie du changement
climatique rédigé par l’économiste Nicholas
Stern pour le gouvernement britannique en 2006. Résumé en
français : www.hm-treasury.gov.uk/d/stern_longsummary_french.pdf.
11    Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil, 2007, p. 8.
12    La valeur d’usage d’une marchandise
correspond à son utilité, sa capacité à
satisfaire un besoin, alors que sa valeur d’échange est
représentée par son prix relatif.
13    James O’Connor, Natural Causes. Essays in
Ecological Marxism, New York, The Guilford Press, 1998, pp. 278, 331.
14    Voir Pierre Rousset, « Convergence de
combats. L’écologique et le social », Rouge,
16 mai 1996, pp. 8-9.