Anthropologie, l’humanisme de Claude Lévi-Strauss

Anthropologie, l’humanisme de Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss est mort
à l’âge de 100 ans. Cet anthropologue qui travailla
sur les peuples d’Amazonie est à l’origine du
courant structuraliste qui fut très influent dans les
années 1960.

La mort de Claude Lévi-Strauss a donné lieu dans les
principaux médias à une célébration
consensuelle de l’humanisme de l’anthropologue disparu
à l’âge de 100 ans. Bien sûr, Bernard-Henri
Lévy n’est pas le dernier à se réclamer de
son héritage, et chacun tente de l’enrôler dans les
polémiques de l’heure. Marianne et Le Point rappellent
avec délectation sa méfiance vis-à-vis de
l’islam et de « l’utopie
socialiste » de la pensée française. Edwy
Plenel répond en citant une déclaration de
Lévi-Strauss en 2005 : « J’ai connu
une époque où l’identité nationale
était le seul principe concevable des relations entre les
États. On sait quels désastres en
résultèrent. »

    Qu’est-ce que les anticapitalistes peuvent
retenir de la vie et de la pensée de cet intellectuel exigeant,
qui a traversé le xxe siècle et consacré des
milliers de pages à la compréhension des
sociétés humaines ?

    Né en 1908 dans une famille d’artistes
d’origine juive alsacienne, Claude Levi-Strauss est un
élève puis un étudiant brillant, qui obtient son
agrégation de philosophie en 1931. Ayant découvert Marx
très jeune, il écrit son premier texte à 18 ans,
une étude sur le révolutionnaire français Gracchus
Babeuf. Il rejoint la SFIO (parti socialiste de l’époque),
dont il devient un membre actif puis sera secrétaire
général des Étudiants socialistes. Avec ses
camarades, son objectif théorique est alors
d’élaborer une métaphysique au service de la
révolution, une culture socialiste nouvelle. Il côtoie
l’extrême gauche marxiste du parti, mais est
également influencé par Marcel Déat, qui passera
quelques années plus tard à la collaboration au nom
d’un « socialisme national », et
travaille un temps comme attaché parlementaire d’un
député.

    Son engagement politique s’interrompt en 1934,
à partir de son départ pour le Brésil, ou
peut-être se prolonge-t-il à travers
l’anthropologie, la science de l’Homme, à laquelle
il consacrera le reste de sa vie. À travers les missions
ethnographiques qu’il mène en Amazonie, il passe quelques
années aux côtés de groupes
d’« Indiens », vivant dans des
conditions très précaires dans la forêt et
menacés de disparition face à l’avancée
coloniale. Cette expérience l’amène à une
rupture avec l’ethno­centrisme qui domine les sciences
humaines de son époque : il refuse de juger des valeurs
d’une culture à travers les valeurs d’une autre, et
recherche ce qui fait l’unité de l’ensemble du genre
humain.

À la recherche de structures permanentes

Pour cela, le travail de Lévi-Strauss prendra deux objets
principaux : l’analyse des relations de parenté et
celles des mythes. Il constate que dans toutes les
sociétés existent des règles encadrant la vie
sexuelle et la reproduction, dont l’interdit de l’inceste,
et en fait un acte fondateur de la culture humaine. Il rassemble des
milliers de mythes et y cherche des points communs, des invariants.
Pour analyser ces matériaux, il fait appel à
d’autres disciplines : comme le linguiste Saussure
l’avait fait pour les différentes langues, il
repère des structures élémentaires de la
parenté ou du discours mythologique qu’on peut retrouver
dans toutes les cultures. Ces structures sont inconscientes, mais elles
sont le meilleur moyen pour le chercheur de connaître les
sociétés.

Lévi-Strauss fonde le courant structuraliste, qui fut
très influent dans la pensée française des
années 1960, et se veut une théorie scientifique globale.

    Par sa défense des peuples dominés par
la colonisation et son refus de la hiérarchie des cultures,
Lévi-Strauss est en général associé
à la gauche. Pourtant, ces dernières années, il
s’est revendiqué comme anarchiste de droite. Il
déclarait dans un entretien en 2003 :
« J’ai commencé à
réfléchir à un moment où notre culture
agressait d’autres cultures dont je me suis alors fait le
défenseur et le témoin. Maintenant, j’ai
l’impression que le mouvement s’est inversé et que
notre culture est sur la défensive vis-à-vis des menaces
extérieures, parmi lesquelles figure probablement
l’explosion islamique. Du coup, je me sens fermement et
ethnologiquement défenseur de ma culture ». On voit
ici les limites d’une approche qui évacue la question des
classes sociales et de l’État, et finit par
s’aligner sur le choc des civilisations cher aux
néo-conservateurs.

    Plus largement, Lévi-Strauss s’est
durement opposé à la figure de l’intellectuel
engagé incarnée par Sartre. Il a refusé de
dénoncer publiquement la guerre d’Algérie, puis
n’a rien compris à l’explosion de Mai 68, qui
l’a « répugné » ;
il ne comprend pas comment on peut couper des arbres pour dresser des
barricades dans Paris. Les hommages publiés récemment
saluent en Lévi-Strauss un écologiste de la
première heure, ce qu’il fut effectivement. Cependant,
l’écologie et la défense de la diversité des
cultures n’ont pas de perspectives en dehors d’une remise
en question globale du système de domination capitaliste.

Vincent Touchaleaume

Tout est à nous ! no 30, 12.11.09