La crise aujourd’hui : passons à l’attaque !

La crise aujourd’hui : passons à l’attaque !

Nous reproduisons ici la traduction française de
l’intervention de l’intellectuel marxiste
anglo-américain David Harvey au Congrès
« Marxism 2009 », organisé par le SWP
britannique à Londres, du 2 au 6 juillet derniers. Environ 200
personnes y ont participé, parmi lesquels Tariq Ali, Alex
Callinicos, Sheila Rowbotham ou encore Slavoj Žižek. David Harvey,
professeur à l’université de New York, est
intervenu dans l’atelier consacré à la crise
économique, en compagnie du regretté Chris Harmann. Il y
développe notamment une idée qui semble aujourd’hui
paradoxale par rapport au repli du mouvement social. Pour lui, la
crise, loin de fermer les horizons socialistes, ouvre des perspectives
nouvelles. Il est temps selon lui, pour les forces de gauche, de
repartir à l’attaque, armés d’une
théorie du changement social qu’il emprunte à Marx.

La crise est à mon sens une rationalisation irrationnelle
d’un système irrationnel. L’irrationalité du
système est aujourd’hui parfaitement claire: des masses de
capital et de travail inutilisées, côte à
côte, au coeur d’un monde rempli de besoins insatisfaits.
Ceci n’est-il pas stupide ? La rationalisation que le
capital désire vise à rétablir les conditions
d’extraction de la plus-value, à restaurer le profit. Le
moyen irrationnel d’atteindre cet objectif consiste à
supprimer du travail et du capital, condamnant inévitablement
à l’échec la rationalisation recherchée.
Voilà ce que j’entends par rationalisation irrationnelle
d’un système irrationnel.

    Cependant, le socialiste que je suis
considère qu’il existe un autre moyen de rationaliser le
système. La question fondamentale, selon moi, consiste à
déterminer les conditions permettant au capital et au travail
réunis d’aller effectivement à la rencontre des
besoins de l’humanité. C’est la rationalisation
à laquelle nous devrions tous, dès à
présent, tendre. En effet, aujourd’hui, la crise ouvre
l’opportunité de penser la transition vers le socialisme,
vers le communisme.

    Or, chercher des réponses au système
dans lequel nous vivons implique de raffermir notre ferveur
révolutionnaire. J’entends par là qu’il faut
revenir aux origines de cette ferveur. Même si j’ai
beaucoup apprécié l’élan
révolutionnaire qui régnait ici hier soir, avec Alex
Callinicos ou Slavoj Žižek, il m’a semblé cependant
qu’elle n’était pas exempte de dangers. A notre
époque, l’adjectif révolutionnaire est vidé
de son sens. Tout est révolutionnaire, y compris les
cosmétiques; et je ne suis pas sûr de vouloir devenir un
expert du dernier spray capillaire révolutionnaire; Margaret
Thatcher ne se définissait-elle pas elle-même comme
révolutionnaire ?

Penser pour agir

A quoi devrait ressembler le mouvement révolutionnaire que nous
souhaitons ? Pour répondre à cette question, nous
devons nous forger une théorie du changement social qui nous
aide à déterminer les moyens par lesquels un mouvement
révolutionnaire puisse nous conduire vers une
société radicalement différente. A cette fin, je
me suis intéressé de plus près à ce qui
est, à mon sens, la théorie du changement social
développée par Marx dans Le Capital. Et je vais
l’utiliser afin que nous réfléchissions à
cette théorie comme à un moyen d’agir.

    Le passage sur lequel je m’arrête
toujours est une note de bas de page (la note 4), du chapitre 15 du
livre I, intitulé « Machinisme et grande
industrie ». Marx y développe l’idée
que la technologie, la relation à la nature, les relations
sociales et les représentations mentales s’imbriquent dans
une sorte de configuration dialectique. Il connecte également
cette idée à sa lecture de Darwin, ce qui me semble
presque correspondre à une tentative évolutionniste
d’établir une théorie du changement social. Marx
pose la question en ces termes: analysons ces différents
éléments en les mettant en relation avec notre conception
du futur; c’est-à-dire partons de là où nous
sommes maintenant et réfléchissons aux moyens
d’arriver à d’autres configurations.

La relation à la nature: premier moment du changement social

Le premier concept sur lequel Marx s’arrête est celui de la
relation à la nature. Qu’est-ce que notre relation
à la nature ? Comment la comprenons-nous ? Par
quels moyens voulons-nous la modifier dans le futur et comment
pensons-nous le rapport dialectique entre l’activité
humaine et la transformation de la nature ? Poser la relation
à la nature en ces termes rend obsolète
l’idée que la nature pourrait être
déterminée par l’activité humaine. Au
contraire, elle apparaît bien plutôt comme une composante
du changement social. En d’autres termes, poser la relation
à la nature ainsi implique que la transformation humaine et la
transformation de l’ordre de la nature sont
interdépendantes; elles évoluent donc ensemble. Cette
dialectique est cruciale dans l’histoire humaine. Et lorsque Marx
en traite, il le fait de manière large, étendue et
complexe.

    Voici, en quelque sorte, un moment de la
transformation historique à laquelle Marx nous invite à
réfléchir : quels types de relation à la
nature envisageons-nous pour une société
socialiste ? Et comment allons-nous réussir, à
partir de la situation actuelle, à établir de nouvelles
formes de relation à la nature dans la société
socialiste future ?

Le moment technologique

Marx introduit un autre élément: l’enjeu
technologique. Pour lui, la technologie ne se réduit pas aux
machines, mais concerne aussi la conception, les formes sociales et
l’organisation du travail, de même que la formation et les
connaissances nécessaires. Elle renvoie donc à une large
sphère d’activités. Quels types de combinaisons
technologiques voulons-nous, et comment peuvent-ils être
établis ? Voilà les questions auxquelles nous
devons répondre. A celles-ci s’ajoute le problème
posé par Marx dans le chapitre 15, consacré à la
grande industrie: comment le capitalisme a-t-il identifié une
technologie qui lui est propre et qui correspond parfaitement à
ses besoins spécifiques et à ses moyens de
production ? Après tout, le capitalisme tire son origine
de technologies féodales, de formes d’organisation sociale
féodales. Et c’est seulement lorsqu’il a
développé sa propre technologie, qu’il s’est
vraiment affirmé comme capitalisme. L’évolution de
la technologie est donc connectée à
l’émergence d’un mode de production nouveau qui
rompt avec le féodalisme.

    Il s’agit alors de poser un faisceau de
questions véritablement cardinales pour nous : quels
types de technologies pouvons-nous imaginer pour la
société socialiste ? Comment les établir,
alors même qu’aujourd’hui il ne nous semble possible
d’utiliser que les formes de technologies que nous
connaissons ? Comment pouvons-nous passer des technologies
capitalistes à quelque chose de complètement
différent ? En d’autres termes, il s’agit de
se poser exactement les mêmes questions que le capitalisme
s’est posées pour passer des technologies féodales
à ses propres technologies.

    Cette question n’est évidemment pas
indépendante de la relation à la nature. Car la relation
à la nature est définie par des paramètres
technologiques, au moins autant que les technologies sont
déterminées par des problèmes liés à
la nature. Aujourd’hui, les « technologies
vertes » sont envisagées comme un moyen de
répondre aux difficultés que pose la relation à la
nature. Il existe donc un rapport étroit entre
l’évolution technologique et l’évolution de
notre relation à la nature. En d’autres termes, elles
relèvent dialectiquement l’une de l’autre,
même si elles sont indépendantes l’une de
l’autre. Même si ce que nous faisons a des
conséquences directes sur la nature, cette dernière
change par elle-même aussi et nous devons nous y adapter. Ce
n’est pas un hasard si, par exemple, certaines grippes apparues
récemment ont été associées aux grandes
densités de l’industrie agro-alimentaire. Surgie au
Mexique, la grippe porcine provient en fait du déplacement des
grandes concentrations de porcs de Caroline du Nord vers ce pays. Dans
le Delta de la Rivière des Perles (Sud de la Chine), la grande
concentration de volailles (y compris des poulets malades) a
entraîné l’apparition de la grippe aviaire.

    L’enjeu technologique et la relation à
la nature sont donc deux moments du processus de transformation
auxquels nous devons penser.

Les relations sociales

Le troisième élément sur lequel Marx
s’arrête concerne les relations sociales. De quels types de
relations sociales sommes-nous en train de parler dans le
présent et en vue de quelles relations sociales allons-nous
travailler ? Il est clair que cette question n’est pas
indépendante de l’enjeu technologique, pas plus
qu’elle ne l’est de la relation avec la nature. En effet,
elle constitue une sphère vraiment complexe, à
l’intérieur de laquelle les conflits sont nombreux, qui
concernent tant le type de relations sociales que nous visons
– en termes de classes sociales, de genre, de
« races » –, que les moyens dont
nous disposons pour gérer l’ensemble de ces questions.

    Ainsi les technologies limitent les
possibilités de certains types de relations sociales. Par
exemple, je défends l’idée d’une division
horizontale des tâches sociales dans le cadre de certaines
activités communes. Et pourtant, j’aurais peur de voir un
anarchiste à la tête d’une centrale
nucléaire. Et franchement, l’existence même des
centrales nucléaires – et quoi qu’on en pense
elles existent pour une certain temps – implique des prises
de décision rapides, au risque que l’une ou l’autre
n’explose.

    Donc, dans un certain sens, les technologies dont
nous disposons ne sont pas sans lien avec une certaine manière
de concevoir les relations sociales; tout comme les possibilités
d’envisager les relations sociales ne sont pas
indépendantes des technologies disponibles. Certains pensent
qu’il est merveilleux de pouvoir bénéficier de
technologies solaires et d’énergies éoliennes.
Cependant, le développement de ces technologies dépend de
métaux possédant les qualités magnétiques
nécessaires à leur fonctionnement. Or, 95 % du
commerce de ces métaux rares provient aujourd’hui de
Chine. Ainsi, une telle solution suscite d’autres
difficultés, liées notamment à la position
dominante de la Chine dans le commerce des métaux rares.

Organisation de la production et représentation mentale du monde

Le quatrième élément sur lequel Marx
s’arrête est, bien entendu, l’organisation de la
production. La production peut être organisée de
nombreuses manières différentes. Nous devons
réfléchir au processus de production et à ses
modes de fonctionnement. L’organisation de la production
n’est à nouveau pas séparable des relations
sociales, de l’enjeu technologique et de la relation à la
nature.

    Marx introduit encore une dimension qui, à
mon point de vue, est vraiment très importante : la
représentation mentale du monde. Celle-ci doit changer :
nous devons modifier notre manière de nous envisager dans le
monde en termes de relations sociales, d’enjeux technologiques,
de relations avec la nature, en somme par rapport à toutes les
questions mentionnées précédemment. A nouveau,
cette transformation n’est pas indépendante de tous les
autres aspects. A cela s’ajoute notre conception de la vie
quotidienne (le travail, les enfants, etc…). De quoi
s’agit-il en définitive aujourd’hui ? Et
comment l’envisageons-nous dans la société à
construire ?

    Enfin, le dernier aspect sur lequel Marx insiste
touche à la notion du « vivre
ensemble », c’est-à-dire tous les
éléments d’ordre institutionnel et administratif
qui cimentent la société et grâce auxquels les
hommes et les femmes peuvent coexister.

La révolution permanente du capitalisme

Voilà donc sept aspects qui participent de la transformation de
tout ordre social. Ces sept moments évoluent ensemble au sein de
chacune des phases de transition majeures de l’ordre social
existant. Ainsi, lorsque Marx reconstruit le passage du
féodalisme au capitalisme dans Le Capital, il met en exergue le
fait que tous ces éléments ont dû changer les uns
par rapport aux autres. En fait, cela paraît assez clair, il est
absolument faux de soutenir que Marx ait imaginé qu’un
seul de ces aspects puisse avoir été déterminant:
le changement a eu des implications sur chacun de ces
éléments. La transformation sociale est donc un processus
qui évolue de manière interdépendante; elle
s’apparente en cela au système écologique. La
transition du féodalisme au capitalisme a impliqué de
fait une transformation de la représentation mentale du monde,
du processus de production, de la technologie, et de la relation
à la nature.

    Cependant, à partir du moment où le
capitalisme s’est affirmé, il ne s’est pas satisfait
de la manière dont ces sept moments étaient
articulés. En effet, il a opté pour une révolution
perpétuelle. Pensez un peu à ces sept aspects et
demandez-vous à quoi ils ressemblaient en 1970 ? Quelle
était alors la représentation mentale dominante du
monde ? Et qu’en est-il aujourd’hui ? Le
capitalisme se présente ainsi comme une reconfiguration radicale
permanente de tous ces moments.

    Les crises reconfigurent donc l’ensemble de
ces éléments. Aujourd’hui,
précisément, nous traversons une crise et nous devons
penser à toutes les possibilités qu’ouvre ce moment
particulier pour reconfigurer l’ensemble de ces aspects, afin de
réorienter la société, non pas dans le sens
jusqu’ici dominant – faire du profit –,
mais dans une direction radicalement différente – pour répondre aux besoins de l’humanité.

Les possibles ouverts par la crise

Voilà à quoi nous devrions nous occuper en ce moment. Ce
qui est vraiment merveilleux dans le fait d’envisager les choses
ainsi, c’est que le mouvement social peut prendre appui sur
n’importe lequel de ces aspects. Sans oublier cependant
qu’il est important qu’il ne s’arrête pas
à l’un deux. En d’autres termes, il faut
créer un mouvement révolutionnaire mobile qui traverse
toutes ces interrelations dialectiques. Le capitalisme ne sait pas quel
type de reconfiguration va se mettre en place. Nous sommes
aujourd’hui à un moment où nous devons être
en mesure de donner sens à tous ces possibles. Mais pour y
arriver, nous avons besoin de ressources, d’imagination, de
créativité scientifique; nous avons besoin de
l’aide de beaucoup de gens. Nous devons mobiliser
l’ensemble de ces forces. Pourtant, dans ce moment de crise,
l’un des problèmes majeurs auquel nous devons faire face
est que toutes ces ressources potentielles sont en quelque sorte
emprisonnées idéologiquement dans le carcan des
structures institutionnelles et que nous devons les libérer.

    Je travaille dans le système universitaire;
l’une des meilleures choses que nous ayons à faire
aujourd’hui est de libérer l’université des
contraintes corporatistes néolibérales et de mobiliser
toutes les personnes qui se demandent ce qui est train d’arriver
afin de les amener à y réfléchir. Imaginez
qu’on puisse le faire… Mais nous devons faire bien plus
encore. L’université n’est pas seule en cause; il
faut mobiliser d’autres institutions, battre le rappel;
voilà ce qui doit vraiment être fait.

Une vision radicalement autre du monde

Afin de mobiliser l’ensemble de ces ressources, il faut avancer
une vision du monde radicalement différente, et proposer des
solutions alternatives à celles auxquelles nombre de personnes
tendent. Nous devons en outre envisager cette nouvelle vision du monde
dans le sens le plus large possible. En d’autres termes, si
transition il y doit y avoir entre le capitalisme et le socialisme,
elle devra être aussi longue et complexe que celle qui a
marqué le passage du féodalisme au capitalisme.
Considérer ainsi la phase de transition implique qu’il
faille aller au-delà des barricades et de la prise de pouvoir.
Certes nous pouvons prendre appui sur des structures existantes, sur
l’Etat, mais nous devons radicalement reconfigurer l’Etat.
A mon avis, cela n’a aucun sens d’en appeler à la
destruction de l’Etat; car la question du type
d’institution devant remplacer l’Etat va se poser
inévitablement. Quelque chose du même type que
l’Etat devra organiser l’Etat et cela entraînera une
reconfiguration de toute la structure institutionnelle.

    Voilà à mon sens l’ensemble des
missions auxquelles nous devons nous atteler. Or, nous affrontons une
crise majeure dans nos propres rangs, liée à notre manque
d’imagination quant à ce qui doit et peut être fait
en se rassemblant et en mobilisant  toutes les ressources
disponibles. Nous devons avoir une vision bien plus large que celle
qu’exprime généralement la gauche.

La ville en tant que bien commun

L’un des groupes dans lesquels je travaille à New York
s’appelle « Droit à la ville ».
Il s’agit d’une association qui rassemble quelque quinze
organisations qui défendent divers intérêts (les
sans abris, les victimes de la criminalisation, les gays et lesbiennes,
etc.). Ces organisations se sont rassemblées afin de
défendre un droit à la ville, de récupérer
la ville comme bien commun. Il s’agit à mon sens
d’un très important mouvement politique qui a des
ambitions nationales; il cherche à s’étendre
à New York, Miami, Washington, Los Angeles, et d’autres
villes encore. Même si je ne sais pas comment le situer dans les
diverses conceptions des classes sociales dont il a été
question ici ce soir, je le considère comme un mouvement de
classe.

    Beaucoup de sphères, de questions, de sujets
doivent être abordés, dont certains m’ont
frappé et véritablement indigné. Par exemple, en
janvier 2008, deux millions de personnes avaient perdu leur maison aux
Etats-Unis. Au cours du même mois, Wall Street s’attribuait
un bonus de 32 milliards de dollars (2 % seulement de moins que
l’année précédente); un bonus pour avoir
crashé le système financier mondial. Je trouve cela
vraiment choquant. Mais, ce qui l’est encore peut-être
plus, c’est que celles et ceux qui ont perdu leur maison puissent
se considérer comme responsables du désastre. Cela ne
laisse aucun doute quant à l’incapacité de
comprendre la nature systémique de la crise.

Le rôle de la gauche aujourd’hui

Nous avons un rôle très important à jouer pour
éclairer les gens. Les visions du monde avec lesquelles ils
approchent ces questions sont absolument erronées. C’est
l’une des raisons pour lesquelles je me suis
intéressé à la théorie du changement social
chez Marx. Il faut pouvoir mener la bataille sur tous les fronts et
combattre l’idéologie dominante. Internet peut certes
être un bon moyen, mais le net peut être utilisé
également à d’autres fins, tout comme en son temps
le téléphone: il peut être à la fois un
instrument pour atteindre des objectifs révolutionnaires comme
un moyen pour défendre des options
contre-révolutionnaires.

    Lorsque j’ai développé
l’idée de la transition du féodalisme au
capitalisme, je ne voulais pas dire qu’il s’agissait
exactement de la même chose aujourd’hui. Ce que cet exemple
montre, c’est qu’il faut penser à l’ensemble
des éléments qu’implique le changement social; la
pression de la classe ouvrière à elle seule ne suffit
pas. Francis Bacon [philosophe anglais du 17e siècle qui
donné un cadre théorique aux sciences modernes, NdT] a
profondément modifié la conception de la nature et a tout
aussi radicalement transformé la manière dont le
système de production pouvait être compris. Cette
transformation radicale a permis ensuite de réorganiser la
production. En bref, ce qui était considéré comme
un art au 16e siècle devenait une science et une technologie au
19e siècle.

    En d’autres termes, ces changements prennent
place constamment. La bourgeoisie fait des choses qui ouvrent
actuellement des possibilités qu’il s’agit pour nous
de saisir, de reconnaître et d’analyser. Beaucoup de
travail nous attend. Il faut tenter de comprendre ce qui se fait ici,
en Egypte ou en Amérique latine. Les mouvements sociaux qui se
disent aujourd’hui anticapitalistes sont innombrables. Or, il
s’agit de savoir comment les unir en proposant une vision du
monde qui soit réellement en mesure de contester le capitalisme
mondial. Et cela doit se faire à travers des alliances, mais
aussi à travers la compréhension de chacun des sept
aspects développés ici. Il s’agit de saisir comment
ils s’articulent les uns avec les autres, en fonction
également des différents contextes dans lesquels ils
prennent place (la situation n’est pas la même, par
exemple, en Afrique du Sud ou au Zimbabwe). Nous devons imaginer une
façon dialectique d’articuler l’ensemble de ces
éléments.

Lire Marx aujourd’hui pour changer le monde

Mon analyse théorique défie quelques-unes des
interprétations classiques de Marx. L’argument selon
lequel la superstructure serait modelée par
l’infrastructure ne me convainc pas, car je ne pense pas que les
idées soient déterminées par la base
matérielle. Tout est dialectique et, en lisant Marx, on ne peut
y voir rien d’autre. S’il avait pensé que tout
était déterminé par les circonstances
matérielles, il n’aurait pas écrit Le Capital. Il a
rédigé Le Capital précisément parce
qu’il ne croyait pas cela. D’un autre côté,
écrire Le Capital ne suffit pas, parce qu’il ne suffit pas
de bouleverser notre représentation du monde pour le changer:
tous les autres moments doivent être transformés aussi;
s’ils ne changent pas nous serons condamnés.

Parfois, il est possible de prendre appui sur la transformation des
relations sociales, mais si les autres aspects ne changent pas aussi,
on ne peut guère aller bien loin dans la transformation de
l’univers social. Il faut toujours avoir à l’esprit
l’ensemble des éléments qui le conditionnent et
savoir comment ils s’articulent les uns aux autres. C’est
pourquoi la construction d’un mouvement pour le socialisme
nécessite une grande capacité d’imagination. Sans
cela, nous continuerons à faire très noblement ce dont
beaucoup de personnes ont parlé ici: défendre ceci et
défendre cela encore. C’est certes une étape
nécessaire pour constituer la base de tout mouvement, mais si
nous affirmons que « c’est le moment de passer
à l’attaque », cela implique aussi bien autre
chose.

    C’est pourquoi la période de crise que
nous traversons est extrêmement importante; c’est un moment
de faiblesse des pouvoirs dominants, et dans de tels moments, il y a
plus de possibilité de passer à l’attaque. Ainsi
nous devons réfléchir à quelques vrais plans
d’attaque qui nous permettent de renverser la dynamique de ce
moment de transformation radicale. Car nous devons nous en sortir
d’une manière ou d’une autre et notre tâche
consiste à nous assurer que nous puissions nous en sortir de
la  meilleure façon possible, plutôt que de laisser
le système décider pour nous et de prendre le risque
qu’il se survive à lui-même. Sinon, nous nous
retrouverons bientôt dans un marasme pire encore; parce que
franchement, je ne crois pas que ce système soit possible
à long terme. Je n’entends pas défendre ici une
vision apocalyptique, mais sincèrement je ne vois pas comment
3,5 % ou même 3 % de croissance seraient
indéfiniment possible. Or c’est précisément
la condition nécessaire pour le rétablissement du
capitalisme. En poursuivant sur ce chemin, nous irons simplement
d’une crise à l’autre. Il faut faire quelque chose
maintenant, ou pour le moins nous préparer d’ores et
déjà pour la prochaine fois.


David Harvey*

*Transcription, traduction, titre et intertitres de Stéfanie
Prezioso pour solidaritéS, d’après le document
vidéo disponible sur youtube: « The Crisis today:
Marxism 2009, Bloombsburry, July 5 2009 ».