«Le monde ne change... que si on s'y oppose»
«Le monde ne change… que si on s´y oppose»
Nous avons demandé à Tariq Ali* de comparer les mobilisations de la jeunesse de 1968 avec celles daujourdhui contre les effets de la mondialisation capitaliste.
Les mouvements révolutionnaires des années 60 et 70 étaient aussi bien politiques que culturels. Ces deux dimensions sont-elles présentes dans le mouvement actuel contre la mondialisation?
Ce qui manque surtout dans le mouvement contre la mondialisation est la dimension politique. Ce nest pas étonnant. Après 1989 sest exprimé un profond sentiment de fin dépoque. La chute de lempire soviétique a été perçue dans la conscience collective comme témoignant de limpossibilité de toute alternative globale au capitalisme. A partir de là, la «génération Seattle», de façon consciente ou non, a concentré ses efforts sur le seul problème des multinationales et de léconomie. Lexpression de cette préoccupation est le succès rencontré par la taxe Tobin, qui nest rien dautre quune mesure de régulation de la spéculation. Cest la régulation du capitalisme qui est la revendication principale des mouvements contre la mondialisation. Il y a une certaine peur de la politique, une peur daller trop loin et de sisoler. Cela, jen comprends entièrement les raisons, mais comme on peut le constater aujourdhui, cest très insuffisant. La crise de léconomie américaine et la déclaration de «guerre infinie» par son gouvernement ne sont pas sans rapports. Le mouvement contre la mondialisation doit prendre acte de ce lien. Cest le défi majeur auquel il est confronté.
Dans linterview quil vous avait accordé à toi et à Robin Blackburn en 1971, John Lennon parle à plusieurs reprises d«oppression culturelle». Comment ce type doppression a-t-il évolué depuis les années 70?
Aujourdhui, le marché va jusquà supprimer nos aspirations esthétiques en nous imposant une culture uniformisée. Il accomplit ceci en remettant en question le soi-disant «élitisme» de la «grande culture». Son objectif est de réduire les différentes cultures au plus petit dénominateur commun. La télévision et Hollywood sont les symboles de ce déclin en Occident. Leur mainmise affecte tous les secteurs du système, y compris les mouvements de résistance qui sy opposent. En Grande-Bretagne, Channel Four nest plus linstitution novatrice quelle était par le passé. Arte nest plus ce quelle était non plus, et ZDF en Allemagne est beaucoup plus conventionnelle quil y a dix ans. Loin de se réformer, la culture capitaliste est toujours plus brutale. Le résultat est une absence totale de diversité culturelle, et la limitation de laccès aux médias pour les voix dissidentes. Le fonctionnement de la démocratie est lui-même menacé. Contre cette tendance existent de nouveaux mouvements dans la musique populaire. Il y a aussi le réseau Indymedia et les sites Internet radicaux, qui défient le monopole dont dispose le marché sur linformation. Bien sûr, dans des pays comme lIran et Taiwan, pour ne prendre que deux exemples, le cinéma contient encore une charge subversive, comme en Europe dans les années 60 et 70.
Il y a un débat dans votre entretien avec Lennon concernant limportance de la lutte armée. Pensez-vous quun tel débat soit encore pertinent aujourdhui?
Lentretien avec John Lennon a été réalisé dans une période différente de la nôtre. Il ne peut être transposé à la scène actuelle. Même à lépoque, les conceptions de la lutte armée étaient utopiques et ultra-gauchistes. Certains pensaient que le succès de la révolution cubaine pourrait être reproduit ailleurs dans le tiers-monde. Cétait une erreur à lépoque et ça lest toujours aujourdhui. Mais le capitalisme nacceptera jamais dêtre défait pacifiquement. Au Venezuela récemment, les Américains ont tenté de renverser Chavez. Il ont échoué parce que les pauvres de Caracas se sont mobilisés et ont manifesté, ce qui a conduit à des scissions dans larmée. La lutte de masse est nécessaire pour parvenir à des résultats effectifs. Les pauvres du Brésil sen rendront compte assez vite, même si Lula est élu président prochainement.
Quelles sont les différences et les similarités entre les mouvements révolutionnaires des années 60 et 70, et le mouvement actuel contre la mondialisation capitaliste?
Chaque génération est différente de la précédente aussi bien que de la suivante. Chaque génération est nécessairement marquée par les grands événements qui ont lieu à son époque. La génération des années 60 et 70 a grandi dans une période de plein-emploi, et a assisté aux révolutions en Chine, à Cuba et au Vietnam. Elle a vu les vietnamiens défaire les velléités impériales américaines. La génération suivante a grandi dans une période de défaites politiques. Cest pourquoi il est beaucoup plus difficile de mobiliser actuellement quauparavant. Les défaites rendent les nouveaux mouvements plus prudents, et les obligent à se donner des objectifs plus étroits. Mais les choses changent, aussi bien le monde dans lequel nous vivons que les mouvements sociaux qui le contestent. Comme la dit Goethe, le monde ne change que si des gens sy opposent
Cest une vérité universelle.
Propos recueillis par Razmig KEUCHEYAN
*Ecrivain dorigine pakistanaise, membre du comité de rédaction de la New Left Review, engagé aujourdhui dans le mouvement contre la guerre. Vient de publier Le choc des intégrismes, Paris, textuel, 2002
Power to the people
Interview de John Lennon et Yoko Ono par Robin Blackburn et Tariq Ali* (extraits)
Robin Blackburn : Dans tous les cas, la politique et la culture sont liées, non? Je veux dire quen ce moment, les travailleurs sont réprimés par la culture, non par les fusils.
John Lennon: …ils sont drogués…
RB: Et la culture qui les drogue, les artistes peuvent la faire ou la défaire…
JL: Cest ce que jessaie de faire dans mes albums et dans mes interviews. Ce que je mefforce de faire, cest dinfluencer tous les gens que je peux, tous ceux qui se bercent encore de rêves, en mettant juste un grand point dinterrogation dans leur tête. Fini le rêve psychédélique, voilà ce que jessaie de leur dire.
RB: Tu sais, même dans le passé, les gens utilisaient les chansons des Beatles avec de nouvelles paroles. «Yellow submarine», par exemple, a connu bon nombre de versions. Lune, chantée par les grévistes, commençait pas «We all live on bread and margarine» («Nous vivons tous de pain et de margarine»); à la London School of Economics, notre version donnait «We all live in a Red LSE».
JL: Ça me plaît. (…) Jai été aussi content lorsque le mouvement aux Etats-Unis a repris «Give peace a chance», parce que je lavais écrite précisément avec cela en tête. Jespérais, quau lieu de chanter «We shall overcome», qui remonte au début du XIXe siècle, ils auraient quelque chose de contemporain. Déjà là, je me suis senti obligé décrire une chanson que les gens pourraient chanter au pub ou dans les manifs. Cest pourquoi jaimerais composer des chansons pour la révolution aujourdhui…
Quand je me suis lancé dans le rock and roll, cétait une véritable révolution pour les gens de mon âge, dans ma situation. Nous avions besoin de quelque chose de bruyant et de clair pour venir à bout des inhibitions et de la répression que nous avions subies comme enfants. (…) Les chansons les plus intéressantes étaient celles des Noirs, parce quelles étaient les plus simples. Elle disaient des choses comme bougez votre cul ou votre bite, ce qui était vraiment nouveau. Puis il y avait les chansons composées pour le travail des champs, qui exprimaient la souffrance quils subissaient. (…) Et enfin, il y avait les blues des cités, avec beaucoup de choses sur le sexe et la lutte. Cétait pour lessentiel de lauto-expression, et seulement dans les toutes dernières années, ils se sont exprimés clairement pour le Black Power, comme Edwin Starr, qui a fait des disques de combat. (…)
* Publié par le Red Mole du 21 janvier 1971 (notre traduction)