La bannière verte de Mahomet et l’expansion du commerce mondial

La bannière verte de Mahomet et l’expansion du commerce mondial

Mahomet voit le jour à La
Mecque, aux environs de 570 de l’ère chrétienne.
L’Arabie centrale connaît alors un développement
rapide, stimulé par le flux des caravanes qui acheminent
marchandises et informations sur les axes Nord-Sud, de la Palestine au
Yémen, ou Est-Ouest, de l’Ethiopie au golfe Persique. La
naissance de l’islam ne peut être appréhendée
hors de ce contexte.

Aux quatre points cardinaux de cet univers, les deux grands empires
romain byzantin – qui contrôle toujours la majeure partie
du pourtour méditerranéen – et sassanide perse,
ainsi que les deux civilisations de l’Ethiopie (royaume
d’Aksoum) et de l’« Arabie
heureuse » (Himyar ou Yémen), constituent de
puissants pôles d’attraction. Byzance est alors
l’alliée de l’Ethiopie chrétienne, tandis que
la Perse sassanide réussit à se soumettre l’Arabie
du Sud qui perd ainsi une partie de son ascendant sur le reste de la
péninsule. De 540 à 629, les guerres incessantes entre
Byzantins et Perses affaiblissent cependant leur emprise sur les zones
contestées du Croissant fertile, peuplées de plus en plus
par des migrant·e·s d’origine arabe.

    Jouant pleinement leur rôle
d’intermédiaires, les tribus bédouines
d’Arabie centrale, en partie sédentarisées,
développent alors un réseau de marchés et de
foires, avec La Mecque en son centre. Elles sont en contact avec de
nombreux dissidents chrétiens (monophysites, nestoriens, etc.)
du Croissant fertile, mais aussi d’Ethiopie et du Yémen,
qui se disputent à propos de la double nature divine et humaine
du Christ, mais aussi avec les zoroastriens et les juifs de Perse. (1)

L’Arabie de Mahomet

« Le Croissant fertile et ses régions environnantes
offrent des points de contact à plus de routes de commerce
lointaines qu’aucune autre région
comparable » d’Eurasie (2).

Par ailleurs, sa relative aridité – hors de ses grandes
plaines alluviales – favorise les éleveurs semi-nomades et
les marchands, capables de contrebalancer ensemble l’ascendant de
l’aristocratie foncière. Cette alchimie sociale encourage
l’éclosion des religions monothéistes –
zoroastrisme, judaïsme et christianisme – qui
répondent mieux aux besoins des classes marchandes,
préoccupées avant tout par la régulation des
rapports interpersonnels. L’individu est désormais
posé comme responsable d’une vie unique (pas de
réincarnations multiples), devant un seul Dieu et une seule
communauté, porteurs d’une même justice aux
aspirations égalitaires.

    Aux frontières des grands Etats agricoles,
les sociétés d’éleveurs et de marchands, qui
se livrent souvent aussi au pillage, contrôlent les
échanges entre la Méditerranée et les mers du Sud.
Ce sont certes des nains par rapport aux grandes civilisations
agricoles, mais ils sont assis sur leurs épaules de
géants et voient parfois plus loin qu’elles. La
domestication du chameau leur garantit tout à la fois le lait,
la caravane (du sanscrit karhaba qui signifie chameau) et un atout
militaire décisif, en plus du cheval. Ces tribus, ainsi que
leurs cousines, établies dans les oasis, sont les plus
prestigieuses : elles se nomment elles-mêmes les
‘Arab. Elles jouissent d’un ordre social peu
hiérarchisé, peu polarisé, et donc
solidaire : l’individu y est considéré comme
responsable de ses choix, si bien que la violence intergroupe est
limitée par les représailles qu’elle suscite.

    « Durant l’enfance de Mahomet,
note Hodgson, la plus grande part du commerce entre le bassin
méditerranéen et l’océan indien passait par
les routes terrestres contrôlées par les
arabes ». Sur le plan spirituel, tandis que les Perses,
protecteurs des juifs, remportaient victoire sur victoire contre
Byzance, les idées bibliques de toutes obédiences se
répandaient en Arabie centrale le long des routes
caravanières. « On se tournait dès lors vers
les religions universalistes, les religions de l’individu, celles
qui, au lieu de concerner le groupe ethnique, visaient à assurer
le salut de chaque personne humaine dans son incomparable
unicité » (3). Le judaïsme, déjà
implanté dans quelques oasis, mais aussi le christianisme, dont
les pieux ermites frappaient l’imagination des contemporains,
manquaient cependant de racines locales.

    Le vieil Allah, divinité unificatrice des
Bédoins, jusqu’ici dépourvu de culte
spécifique, allait-il pouvoir écarter les innombrables
idoles tribales et « renaître » comme
authentique Dieu du Livre ? Rodinson estime que
c’était dans l’air du temps :
« Un Etat arabe, guidé par une idéologie
arabe, adapté aux nouvelles conditions et cependant encore
proche du milieu bédouin qu’il devait encadrer,
constituant une puissance respectée à
égalité des grands empires, tel était le grand
besoin de l’époque. Les voies étaient ouvertes
à l’homme de génie qui saurait mieux qu’un
autre y répondre ». Cette mission va échoir
à la Mecque, qui contrôle l’axe Nord-Sud du Hedjaz
– principal noeud commercial de l’Arabie occidentale et
centrale, à équidistance de la Syrie, de la Perse et du
Yémen. Il faut dire que son lieu de culte, la ka’ba,
déjà sous la tutelle d’Allah, s’offre en
sanctuaire aux nombreuses divinités païennes de toute la
région et attire même des chrétiens en
pèlerinage.


Commerce et religions du salut individuel

« Tant qu’il est lié,
pour ainsi dire, organiquement à son clan, à sa tribu, à son village, à
sa ville, qu’il n’est, dans une société rigoureusement hiérarchisée,
qu’un élément interchangeable, rivé à la place que le destin lui a
assignée pour une fonction toujours la même, l’homme se voit imposer
l’idée d’une vie d’outre-tombe semblable ou parallèle à celle-ci.
Là-bas aussi les unités sociales de ce monde-ci continueront à encadrer
les pâles fantômes qui mèneront une vie diminuée. Sur ces terres
d’au-delà de la mort, des ombres de serviteurs soigneront les spectres
des maîtres, des fantômes de paysans cultiveront la terre pour eux et
les artisans d’outre-tombe pourvoiront à leurs commodités. Mérite et
démérite sur cette terre n’y changent pas grand chose. (…)

    Mais
quand vinrent les temps du grand commerce international qui brassait
les peuples, les hommes et les idées, quand des sociétés s’établirent
où l’argent devint la mesure de toutes choses, où l’économie monétaire
brisa les frontières des groupes ethniques, où chacun put faire
personnellement sa fortune, où la valeur de l’individu dans ce monde
dépendit de la place qu’il s’y était faite par sa lutte à lui, on se
mit à espérer pour chacun un sort à sa mesure propre. Dès lors, se
levèrent des prophètes qui (…) promettaient individuellement [aux
riches] un châtiment dans ce monde d’abord, puis dans l’autre. Dès lors
se constituèrent des sociétés, des communautés, qui enseignaient à
leurs membres comment atteindre une condition heureuse dans l’autre
monde, comment se sauver individuellement. »

(Maxime Rodinson, Mahomet, 1994)

Les premiers pas d’un prophète

Au début du 7e siècle, l’Arabie profite de
l’affaiblissement politique de ses voisins, dans un contexte de
dynamisation des échanges sur son territoire. Sur le plan
culturel, cette vitalité se traduit par l’essor de la
poésie préislamique qui contribue au développement
d’une langue commune à partir de différents
dialectes. Ces odes récitées, rythmées, à
la métrique codifiée, dépeignent avec force le
cadre de vie, les idéaux et les sentiments des Arabes de ce
temps.(4) Le Fou de Laylâ (5) date de la seconde
moitié du 7e siècle : il évoque
l’amour impossible qui peut mener à la trangression
sociale, à la folie, mais aussi à la
spiritualité :

« Le soir son visage éclairait les
ténèbres
comme la lampe d’un moine
retiré du monde. »

Ces poètes inspirés, de même que les ermites
chrétiens, ne sont pas sans rapport, nous le verrons, avec le
destin de Mahomet (on devrait plutôt parler de Mohammad –
Mehmet pour les Turcs, Mamadou pour les Africains). Celui-ci naît
dans un clan déshérité de la puissante tribu des
Qoraysh, qui contrôle le temple de La Mecque, et dont la
légende raconte qu’elle domine les principales routes
commerciales du Hedjaz. Orphelin de père et de mère
dès son jeune âge, il aurait été recueilli
par son grand-père, puis par son oncle, Abou Tâlib, un
commerçant aisé, avant d’épouser à
l’âge de vingt-cinq ans une riche veuve de quinze ans son
aînée, Khadîja, dont il aura quatre filles.

    L’historien est mieux renseigné sur
Mahomet que sur Jésus.(6) On le décrit semble-t-il comme
un individu de taille moyenne aux larges épaules et à
l’ossature forte, bâti d’une seule pièce.
Doté d’une grande tête, d’un visage
allongé et mince, animé par des yeux noirs, c’est
un homme réfléchi et pondéré, capable de
négocier longuement comme de passer rapidement à
l’action. Il deviendra vite un marchand prospère, si bien
que son langage en restera imprégné : le Coran
évoque ainsi le jugement dernier comme
« l’apurement des comptes » (21, 1).
Ces succès matériels ne paraissent pourtant pas lui
apporter une satisfaction suffisante : son incapacité
à donner à son épouse un héritier
mâle le trouble ; sa renonciation volontaire à toute
relation extra-conjugale le frustre sans doute, dans un monde où
les jeunes hommes vivent une sexualité très libre ; et
surtout, la non mise en valeur de ses qualités intellectuelles
et politiques exceptionnelles le font souffrir.

    Sur les traces des prédécesseurs
arabes du monothéisme (hanîf), mais aussi des mystiques
juifs et chrétiens, Mahomet passe de longues heures à
méditer dans une caverne de la colline de Hirâ, aux abords
de La Mecque. C’est ici qu’une nuit, il reçoit
« la Vraie Vision (…) comme le surgissement de
l’aube », confiera-t-il plus tard à sa future
épouse Aïsha. Ce fut d’abord une voix qui lui
disait : « Tu es l’Envoyé de
Dieu ! (…) Après les sensations de présence
surnaturelle, les visions vagues, les auditions de simples phrases,
vinrent les longues suites de paroles bien ordonnées, offrant un
sens net, un message ». Enfin, l’Etre puissant lui
commanda de réciter : « Au nom de
Dieu… ». Il venait de prononcer les premiers mots de ce
qui allait devenir le Coran. « Tout cela se passait dans
le cerveau d’un seul homme, commente Rodinson, mais il s’y
reflétait, il s’y remuait les problèmes de tout un
monde et les circonstances historiques étaient telles que le
produit de toute cette agitation mentale était propre à
secouer l’Arabie et, au-delà,
l’univers ».

Quand et comment le Coran a-t-il été écrit ?

Les scientifiques
sont aujourd’hui très divisés sur les modalités concrètes et l’époque
probable de la rédaction définitive du Coran. A-t-il été achevé pour
l’essentiel du vivant ou juste après la mort de Mahomet, ou encore
quelque 200 ans plus tard, bien après la conquête arabe ?

   
Pour Maxime Rodinson : « Les groupes de paroles que Mohammad récitait
comme lui étant inspirées par Allah, les révélations, formaient ce
qu’on appelait une ‘récitation’, en arabe qor’ân. Elles furent notées
de son vivant sur des documents dispersés, morceaux de cuir, os plats
de chameau, tessons de poterie, tiges de palme, etc. De son vivant
aussi, on commença à grouper ces fragements, on en fit des sourates ou
chapitres. (…) Se constituait un livre (kitâb) comme ceux des juifs et
des chrétiens. (…) Ainsi l’ensemble des révélations se coulait dans le
moule d’unités où un certain ordre, un certain plan se laissaient
distinguer. (…) Ce travail s’est certainement fait sous la surveillance
au moins de Mohammad, s’il n’y a pas travaillé lui-même. (…) »
(Mahomet, 1994).

    Pour John Wansbrough : la réécriture du
Coran a été un long processus, marqué par de nombreuses confrontations
avec le judaïsme et le christianisme, et sa version définitive est
postérieure à l’an 800 (Quranic Studies, Oxford, 1977; The Sectarian
Milieu : Content and Composition of Islamic Salvation History, Oxford,
1978.). Par ailleurs, Patricia Crone (1987) a été jusqu’à mettre en
doute que Mahomet et l’islam soient originaires de La Mecque (cf. note
1).

Pour en savoir plus : Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., 12 vol., Leiden, Brill, 1960-2005.

Le discours social de l’islam naissant

Toute foi monothéiste tend à poser le principe de
l’égalité de chacun-e et de sa soumission à
la volonté de Dieu, mais aussi de son salut ou de sa
condamnation à la fin des temps, sans égard à sa
fortune. Ceci est vrai à plus forte raison de l’islam, qui
rejette même le dogme chrétien de la Trinité au nom
de l’unicité absolue d’Allah. Le Coran
présente ainsi au fidèle, de façon très
colorée, les tourments de l’enfer et les délices du
paradis. « L’individu (…), souligne Rodinson,
prenait une valeur particulière et éminente. C’est
de lui que s’occupait l’Etre Suprême, lui qui
l’avait créé et qu’il jugerait sans
considération de parenté, de famille, de
tribu ».

    Dès les dernières décennies du
6e siècle, note Hodgson, l’enrichissement des marchands de
La Mecque « menaçait la solidarité tribale
et, dans tous les cas, minait l’idéal bédoin
d’un homme généreux pour lequel la richesse
était une distinction bienvenue mais relativement
éphémère ». Ce sont donc les esprits
les plus libres, rejetant la domination des couches dirigeantes de la
société mekkoise, qui se tournent les premiers vers
Mahomet : parmi eux, des jeunes de bonne famille en
révolte contre leurs aînés, mais aussi des membres
de clans moins influents, des non Mekkois, des individus hors clans,
voire des affranchis ou des esclaves. Le prophète prend
d’ailleurs parti pour les pauvres et les orphelins en admonestant
les riches Qorayshites, dont il méprise
l’arrogance :

« Prenez garde ! Vous n’honorez pas l’orphelin !
Vous n’incitez pas à nourrir le pauvre !
Vous dévorez l’héritage goulûment !
Vous aimez la richesse d’une passion sans borne ! »
(Coran, 89, 17-20)

Dans le principe des religions révélées, les
injonctions du Très Haut sont communiquées aux hommes par
l’entremise d’un prophète, auquel sa position fait
légitimement ambitionner le pouvoir spirituel
suprême : « Comment un homme à qui
Dieu parlait directement, remaque Rodinson, pourrait-il se soumettre
aux décisions d’un quelconque sénat. Comment les
prescriptions de l’Etre suprême pourraient-elles être
discutées par l’aristocratie
mekkoise ? » D’ailleurs, Mahomet ne
développe-t-il pas « une attitude critique
[Rodinson dira même : « implicitement
révolutionnaire »] – envers les riches et les
puissants, donc les conformistes. »

    La répression va donc s’abattre sur la
quarantaine de partisans de Mahomet, en particulier sur les plus
vulnérables d’entre eux : l’esclave noir
Bilâl est ainsi exposé au soleil par ses maîtres,
aux heures les plus chaudes de la journée, avec un rocher sur la
poitrine. Dans cette lourde atmosphère, le prophète gagne
cependant encore quelques disciples, comme ‘Omar ibn
al-Khattâb, qui sera plus tard le second calife à lui
succéder. Certains émigrent en Abyssinie, même si
la plupart jouissent encore de l’appui de leur clan :
Mahomet est protégé par les Banou Hâshim, en
particulier par son oncle, le très influent Abou Tâlib.
C’est la mort de ce dernier, en 619, ainsi que celle de sa
première femme Khadîja, qui vont rompre ce précaire
équilibre.

    En 622, alors que Byzance affamée est
assiégée par les Perses et les Avars dans un parfum
d’apocalypse, le petit groupe des croyant·e·s prend
le chemin de Médine, à 350 km au N-O : c’est
l’hégire, soit le début du calendrier musulman.
Ici, la nouvelle organisation sociale à laquelle préside
Mahomet, encouragée par la voix d’Allah, continue à
défendre les intérêts des orphelins, des mendiants
et des voyageurs. Elle recommande de bien traiter les esclaves et si
possible de les émanciper ; l’esclavage est même
proscrit parmi les fidèles. En 632, lorsque le prophète
en personne, quelques mois avant sa mort, conduit le premier
pèlerinage à La Mecque (hajj), il insiste sur
l’égalité de tous les hommes devant Allah,
qu’ils soient riches ou pauvres, Arabes ou non, inspirant ainsi
le rejet assez général du racisme par l’islam.

Un islam des pauvres ?

« Le Coran (…) transmettait aux
générations futures le message d’un homme opprimé, qu’avait à un moment
donné indigné l’injustice et l’oppression. Il charriait dans son texte
chaotique des invectives et des défis aux puissants, des appels à
l’équité et à l’égalité des hommes. Un jour, il se trouva des hommes
pour s’emparer de ces paroles et s’en faire des armes.

    Les
Arabes de souche (…) avaient dû admettre l’égalité avec eux des hommes
qu’ils avaient conquis et dont beaucoup maintenant s’identifiaient
totalement à eux. Le mouvement révolutionnaire qui imposa cette égalité
triompha au nom des propres valeurs qui les avaient fait vaincre. (…) A
travers les siècles, maint et maint autre mouvement (…) devait faire de
même. (…) Quelque part, à la source de ces agitations réussies ou non,
de ces conceptions plus ou moins justifiées, plus ou moins inadéquates,
il y avait celui qui avait été un obscur chamelier d’une humble famille
de Qoraysh. (…)

    Les idées ont leur vie propre et cette vie
est révolutionnaire. Une fois ancrée dans la mémoire des hommes,
couchées par écrit sur le papyrus, le parchemin ou même pour le Coran
sur des omoplates de chameaux, elles continuent leur action au grand
scandale des hommes d’Etat et des hommes d’Eglise qui les ont
utilisées, les ont canalisées, ont élaboré une casuistique afin d’en
éliminer les répercussions dangereuses pour le bon ordre d’une société
bien réglée. »

(Maxime Rodinson, Mahomet, 1994)

Sous la bannière verte du commerce

Hodgson insiste sur le fait que la communauté des fidèles
– celles et ceux qui ont accepté la
révélation – se trouvent désormais
réunie au sein de l’oumma (de umm, mère) par des
liens dépassant les barrières tribales. A Médine,
Mahomet s’efforce de doter cette communauté de
règles propres, mais aussi de moyens financiers, notamment par
le biais de l’impôt, jetant ainsi les bases d’un
nouvel ordre social.

    Il arbitre les conflits des clans païens et
bénéficie au début d’une certaine
bienveillance des puissantes tribus juives, auxquelles il emprunte
certains rituels : prière à la mi-journée
en direction de Jérusalem et jeûne du Kippour ; Allah
permet aussi de manger la nourriture des gens de l’Ecriture et
d’épouser des femmes d’entre eux. Pendant ce temps,
il étend son influence politique en assurant
l’indépendance de ses partisans au moyen d’une
série de « raids » contre les
caravanes de La Mecque (la guerre privée est alors une coutume
parfaitement admise).

    Les opposant·e·s des tribus
bédouines semblent peu nombreux : avec le temps,
ils-elles se rallient ou sont éliminés. Ce sera le cas de
la poétesse ‘Açmâ’, assassinée
dans son sommeil. N’avait-elle pas déclaré :
« Enculés de Mâlik et de Nabît
(…) [clans et tribus médinoises]. Vous obéissez
à un étranger (…) N’y aura-t-il pas un homme
d’honneur (…) qui coupera court aux espérances des
gobeurs » (cité par Rodinson).

    En revanche, les juifs ont des prétentions
politiques et une cohésion idéologique plus
menaçantes. Ils traitent de haut les idées religieuses de
Mahomet, qui les défie en revendiquant les origines ancestrales
de l’islam : les Arabes ne descendent-ils pas
d’Ismâ’il, fils d’Abraham
(Ibrâhîm), lui-même fondateur originel des religions
du Livre. Il rompt aussi avec eux en instituant le jêune du
Ramadan, en rejetant une partie de leurs interdits alimentaires (il
proscrit cependant le vin, associé à des cultes
païens), puis en exigeant des croyant·e·s
qu’ils-elles prient en direction de La Mecque. Il en viendra
à bout par une succession d’expulsions,
d’expropriations et de massacres, dont celui des Banou Qorayza,
en 627, fera plusieurs centaines de morts. Il se distancie aussi des
chrétiens en reconnaissant Jésus comme prophète,
capable certes de miracles, mais néanmoins homme à part
entière.

    Maître de Médine et des routes
commerciales très fréquentées du Nord du Hedjaz,
desquelles il tire des ressources croissantes, le parti de Mahomet pose
un problème insoluble aux riches marchands de La Mecque qui ne
parviennent pas à le défaire par les armes. C’est
que le jeune Etat naissant, qui doit sa forte cohésion à
l’idéologie musulmane, est dirigé par un homme
exceptionnel qui sait concilier vision à long terme et sens de
l’opportunité. Il s’entoure aussi de conseils
avisés, notamment de ceux de ses deux beaux-pères et
successeurs, Abou Bekr et ‘Omar, auxquels s’oppose parfois
son cousin ‘Ali, mari de sa fille Fâtima.

    En 628, Mahomet annonce qu’il entend partir
à la conquête spirituelle de La Mecque en prenant la
tête d’une marche pacifique. L’entreprise est
couronnée de succès, en dépit des concessions
humiliantes qu’il doit accepter : dès 629, les
musulmans sont admis dans la ville pour le pèlerinage. En 630,
il prépare cependant une grande expédition militaire pour
intimider ses derniers opposant·e·s :
l’aristocratie mekkoise divisée évitera
l’épreuve de force en se soumettant avant de se convertir.
Médine devient ainsi la capitale de l’Arabie
unifiée autour de son prophète, à la tête de
laquelle les grandes familles qorayshites se pressent désormais.
Au sommet de sa puissance, l’Envoyé d’Allah meurt le
6 juin 632.

    Au même moment, Byzance exsangue a repris
l’avantage sur une Perse enfin défaite. Les armées
des premiers califes (héritiers du prophète), qui ne
peuvent plus rançonner les Arabes islamisés, vont saisir
cette opportunité pour se lancer à la conquête du
monde connu. Comme le relève Rodinson, leur avancée est
fulgurante : « un siècle après la
date ou Mohammad, obscur chamelier, avait commencé à
réunir autour de lui dans sa maison quelques pauvres Mekkois,
ses successeurs commandaient des approches de la Loire au-delà
de l’Indus, de Poitiers à Samarkand ». Pour
le philosophe Ernst Bloch : « La bannière
verte flotta bientôt d’un mouvement homogène
par-dessus la tempête commerciale, guerrière et
religieuse » qui bouleversait le Moyen-Orient et le monde
méditerranéen : désormais, l’islam
– idéologie de la modernité d’alors –
allait présider à l’expansion des marchés,
et ceci « du déclin de l’Empire romain
d’Orient à l’ascension de Venise, et même de
l’Angleterre ». (7)

Jean Batou

Le Coran et les femmes

« Les hommes ont autorité sur les
femmes »; ils sont habilités à les admonester et même à les frapper
(Coran, 4, 34). La polygynie est limitée à quatre femmes (sauf pour le
prophète), pour autant que le mari se sente capable de les traiter sur
un pied d’égalité. Elle ne concerne bien sûr qu’une minorité de
croyants suffisamment aisés.

    Les femmes sont actives au
sein de l’islam naissant. Elles questionnent, conseillent et
combattent. Aïsha, l’une des épouses de Mahomet, s’étonne ainsi
qu’Allah ne parle qu’aux hommes, suscitant un tournant de la
révélation, qui s’adresse désormais aux deux sexes. En règle générale,
elles reçoivent cependant une demi-part d’héritage, parce qu’elles
n’ont pas de responsabilité matérielle à l’égard de leur famille
(Coran, 4, 11).

    Le désir sexuel des femmes est réputé dix
fois supérieur à celui des hommes. Il n’est pas blâmé – au ciel, chaque
orgasme devrait durer au moins vingt-quatre ans – mais doit être
strictement encadré par le mariage patriarcal. Le Coran n’évoque pas
l’excision.

    Concernant le port du voile, un verset coranique
recommande aux femmes de cacher leurs seins avec leur châle (24, 31);
un autre les enjoint de resserrer leur robe (33, 59). Il est aussi
prescrit de s’adresser aux femmes du prophète derrière un rideau (33,
53). La tradition défend que le corps des femmes doit être caché, à
l’exception de leur visage et de leurs mains (il s’agit cependant d’un
hadîth dont la chaîne de transmission est mal établie).

   
L’adultère doit être prouvé par quatre témoignages concordants pour
être puni (4, 15). La lapidation n’est pas mentionnée dans le Coran,
mais dans l’Ancien Testament (Deutéronome, 22, 23-24). Certains hadîth
y font référence, mais leur crédibilité est douteuse.


1   
Patricia Crone a prétendu que l’islam avait dû
naître en Arabie du Nord, plutôt qu’en Arabie
centrale, où l’essor du commerce, mais aussi la diffusion
du judaïsme et du christianisme, étaient encore très
limités au premier tiers du 7e siècle (Meccan Trade and
the Rise of Islam, Princeton U.P., 1987). Les fondements de cette
hypothèse décoiffante ont été cependant
fragilisés par des travaux archéologiques récents.
2    Les citations de M. S. Hodgson sont tirées
de The Venture of Islam. Conscience and History in a World
Civilization, Vol. 1 : The Classical Age of Islam, Chicago, 1977.

3    Maxime Rodinson, Mahomet, Paris, Seuil –
Points, 1994. Les autres citations de Rodinson sont tirées de la
même version revue et complétée de sa brillante
synthèse, parue pour la première fois en 1961. Du
même auteur : Islam et capitalisme, Paris, 1966 ; Marxisme
et monde musulman, Paris, Seuil, 1972 ; Les Arabes, Paris, PUF, 1979 ;
La fascination de l’Islam, Paris, Maspero, 1980 ;
L’Islam : politique et croyances, Paris, Fayard, 1993.
4    Albert Hourani, A History of the Arab Peoples, Cambridge (Mass.), Harvard U.P., 1991, pp. 12-14.
5    André Miquel & Ghani Alani, Le Fou de Laylâ, Paris, Sindbad-Actes Sud, 2003.
6    La vie de Mahomet nous est connue par des
récits (hadîth), dont les plus anciens remontent
probablement à 120 ans au moins après les faits. Ils ont
été validés par de grands juristes musulmans qui
ont attesté de leur crédibilité en analysant la
chaîne des témoignages dont ils dépendent,
n’évitant pas parfois des contradictions, ce qui fait
qu’ils ajoutent souvent : « Et Dieu est le
plus savant ». Pour en savoir plus : Ibn Warraq
(sous la dir. de), The Quest for the Historical Muhammad, New York,
Amherst, 2000.
7    Ernst Bloch, Le principe espérance.
Vol. 3 : Les images-souhaits de l’Instant
exaucé, Paris, Gallimard, p. 439.