Bach rencontre Buxtehude, le dernier film de Daniel Kunzi

Bach rencontre Buxtehude, le dernier film de Daniel Kunzi

Le dernier film de Daniel Kunzi,
« Bach rencontre Buxtehude », sort en salle
en Suisse romande au moment où nous mettons sous presse. Un
événement à ne pas rater ! Nous avons
demandé à l’auteur de nous en dire un peu
plus…

–    Peux-tu nous présenter le
scénario de ton dernier film : « Bach
rencontre Buxtehude » ? Si tout le monde
connaît Jean-Sébastien Bach, qui était Dietrich
Buxtehude ?

Buxtehude (1637 ?-1707) était l’un des plus grands
musiciens de l’Europe du 17e siècle. Il a écrit une
quantité de compositions de tous genres. Hélas, une part
importante de son œuvre a été perdue, car seules
quelques pièces furent éditées. Cependant, tout au
long des trois siècles qui nous séparent de lui, les
organistes ont toujours inscrit ses œuvres à leur
répertoire.

–    Quelle est d’après toi
l’importance de la rencontre de Lübeck (1705) entre le jeune
Bach et le vieux Buxtehude, pour l’avenir de la musique allemande
et européenne ? Quelle métamorphose a-t-elle
opéré chez Bach ?

Décisive ! Bach, né en 1685 à Arnstadt,
dans le sud de l’Allemagne, était orphelin de père
et mère. Sa formation musicale a été
abrégée, parce qu’il a du gagner sa vie très
vite. A vingt ans, il entreprit un voyage pour Lübeck afin
d’étudier avec Buxtehude. Il avait demandé un
congé d’un mois au consistoire… mais à lui
seul, ce voyage de 450 km à pied lui prit deux semaines. Il
resta donc trois fois plus longtemps que prévu… A son
retour, les paroissiens ne le reconnaissaient plus; ils étaient
effrayés de l’entendre jouer des « sons
étranges » à l’orgue et estimaient
qu’il préludait trop longuement ! Je
prétends que Bach a été influencé à
tel point par son vieux maître, qu’il n’a pu se
mettre au diapason des courants musicaux du 18e siècle :
les opéras, les concertos, etc.

–    Comment Daniel Kunzi a-t-il
rencontré Francesco Tristano Schlimé, le formidable
virtuose de 29 ans qui interprète Bach dans ton film ?
Quels sont les apports de Marthe Keller et de Julie Nicolet ?

Si j’ai entrepris de produire ce film, c’est que Buxtehude
est fascinant. Surtout, il n’avait jamais été
interprété au piano : une lacune
inexplicable ! Pendant des années, j’ai
cherché un musicien capable de restituer de manière
vivante cette musique sublime. Je l’ai trouvé avec
Schlimé. Il compose, joue des concertos avec de grands
orchestres symphoniques… son interprétation de
l’œuvre de Luciano Berio est mondialement connue, etc. Il
est actuellement en tournée au Japon, où il
interprète du jazz, improvise, etc. Par ailleurs, le film avait
besoin d’une comédienne avec un léger accent pour
conter l’histoire de cette rencontre : comme Marthe Keller
partage avec moi une passion pour la musique, la chose était
entendue. Julie Nicolet joue le rôle d’une des filles de
Buxtehude et donne vie à la rencontre en découvrant un
manuscrit fictif…

–    Pourquoi t’es-tu aventuré
sur ce terrain assez déroutant par rapport à tes autres
créations ?

Mon deuxième film, Une violoniste genevoise
déportée en Sibérie, Yvonne Bovard, était
irrigué de musique ! Un art qui ne me quitte jamais. Mes
documentaires témoignent d’un passé occulté
ou des luttes présentes. Ce film cherche à restituer une
musique parmi les plus belles que l’on ait jamais
composée. Et comme le soulignait Léon Trotski dans
Littérature et révolution :
« L’homme exprime dans l’art l’exigence
de l’harmonie et de la plénitude de l’existence –
c’est-à-dire les biens les plus précieux dont la
société de classe le prive. C’est pourquoi tout
œuvre d’art authentique porte toujours en elle une
protestation contre la réalité, protestation consciente
ou inconsciente, passive ou active, optimiste ou
pessimiste ».

–    Tu as dû résoudre des
problèmes matériels considérables pour
réaliser ce film ? Comment t’y es-tu pris ?

Evidemment, faire un film pour restituer des œuvres d’un
compositeur méconnu, bien que les spécialistes ne
l’ignorent pas, est un projet qui n’intéresse pas
les « décideurs ». Toutes les TV sont
obsédées par l’audimat : Buxtehude
joué par un jeune artiste au piano, pas question !
J’ai pu mesurer à quel point le conservatisme et
l’ignorance tiennent les cordons de la bourse (Ville de
Genève, Office fédéral de la culture, etc.). Il y
a trente ans, le grand musicien Nikolaus Harnoncourt relevait
déjà ce conservatisme : le public des concerts
classiques ressemble à de grands enfants qui veulent toujours
entendre la même chose, chaque spectacle, ou presque, comportera
son Beethoven, Mozart, etc. J’ajoute que
l’interprète devra être archi-reconnu! Ainsi, aucun
risque commercial n’est encouru. Les TV font évidemment de
même…

–    Quels enseignements en tires-tu sur les
conditions de l’aide publique à la création
indépendante à Genève et en Suisse ?

La censure pointe son nez. On apprend ainsi que des parlementaires
critiquent Pro Helvetia parce qu’elle aide à financer une
exposition qui leur déplaît en Autriche… Le Conseil
national lui avait déjà supprimé un million pour
son soutien à Hirschhorn à Paris. Mes films sont ainsi
souvent rejetés par les commissions de sélection, une
censure déguisée. Il ne me reste que le marché du
film… Qu’on le veuille ou non, on a une culture
d’Etat. Les artistes sont obligés de passer sous ses
fourches caudines (beaucoup partagent sa vision du monde et ne
s’en rendent pas compte). Un Conseiller fédéral
à Berne ou un magistrat à Genève nomme ses
évaluateurs… Pour abolir le statut d’artiste-courtisan,
il faut séparer la culture de l’Etat. A Arnstadt, le
salaire de Bach était versé en partie par l’Eglise,
mais aussi et en partie par une taxe perçue sur la bière.
Ne pourrait-on pas imaginer aujourd’hui, qu’une fraction de
la taxe sur les alcools soit gérée directement par les
artistes ? Ils gagneraient en liberté et le public en
sortirait vivifié.

* Propos recueillis par Jean Batou