Noise and capitalism
Noise and capitalism
Edité en septembre dernier par
lartiste basque Mattin et Anthony Iles, qui écrit dans le
génial Mute Magazine, « Noise and
Capitalism » explore la relation entre musique
improvisée et capitalisme.
Commençons par le mode de distribution de ce livre :
chacun peut le télécharger gratuitement sur internet.
Mais contrairement à lordinaire, la proposition ne se
borne pas à un simple téléchargement, pratique qui
reste individualiste, dématérialisante et
ordinateurodépendante. Cest avant tout le troc qui est
encouragé. Ainsi, chaque personne ayant une activité
créative peut envoyer ses propres travaux et recevra le livre en
échange, les labels ou librairies peuvent quant à eux
recevoir plusieurs numéros de « Noise and
Capitalism » en échange dautres livres. On
peut également écrire une critique du livre pour le
recevoir. Ce dernier nexiste pour linstant quen
anglais, mais des traductions en espagnol, français, grec,
italien et russe sont promises. La logique anti-copyright des auteurs
va plus loin. Si laccès au livre est non seulement
gratuit, cest sa transmission et son utilisation qui sont
même recommandées.
Ce sont en tout douze auteurs qui participent
à cet ouvrage, parmi lesquels de nombreux musiciens. Ce
nest pas la musique en général qui est ici
envisagée mais uniquement son versant improvisé et
« noise » (littéralement
« bruit » : ce terme désigne
une musique à base dinstruments non conventionnels ou
dusages non conventionnels dinstruments). Les principaux
groupes ou musiciens de ce courant sont Derek Bailey, le collectif AMM,
ou encore Ligthning Bolt pour la variante Noise Rock. Le lecteur ou la
lectrice à la recherche dune étude
généraliste sera donc déçu. Mais on ne peut
que se réjouir de trouver une réflexion aussi approfondie
sur une musique marquée par sa radicalité
esthétique, qui a tendance à apparaître soit comme
déconnectée de toute dimension sociale, soit comme
étant doffice subversive.
Où lon apprend que Stockhausen sert le capitalisme
Si des aspects généraux sont repris plusieurs fois au
cours du livre, cest avant tout la diversité des angles
de réflexion qui fait la richesse de cet ouvrage. Ainsi, si
certains auteurs étudient des groupes précis,
dautres se lancent dans de véritables
« ontologies » du genre ou dans des
réflexions très pointilleuses. Ainsi Edwin Prévost
nous démontre comment Stockhausen sert le capitalisme en faisant
lapologie de lordre, du scientisme, de labsence de
spontanéité et de lindividualisme.
Mais alors quest-ce que la musique
improvisée et en quoi est-elle anticapitaliste ? Mattin
la définit comme une expérience de moments fragiles ou
plutôt de la fragilité du moment. Cette musique plonge les
musiciens et leurs audiences dans une situation où règne
linattendu et linsécurité, une situation
où lon prend des risques pour tenter dexplorer le
possible. Il y a dans cette musique un refus du statut de
créateur. Les musiciens travaillent collectivement, chacun
à lécoute des autres. Il ny a pas de
hiérarchie. La division habituelle entre direction et
exécution, à luvre dans les champs musical
aussi bien que social, est ici mise à mal. Il ny a pas de
chef dorchestre ou de compositeur en chef. Chacun est au
même niveau dans une relation de dialogue. Limprovisation,
en tant quexpression personnelle au sein dune
collectivité sociale a lambition de développer une
pratique différente, refusant que la musique soit
standardisée sous la forme dune simple marchandise.
La musique à lépreuve du marché et de laliénation
Les différents auteurs sont également conscients que ce
qui est crucial, cest la façon dont est
médiatisée la musique, cest-à-dire son lien
avec le marché et la propriété individuelle.
Ainsi, ils insistent sur la nécessité de contrôler
les modes de diffusion de la musique. Ici les avis divergent :
si certains sont favorables à des échanges libres
denregistrement dépourvus de droits dauteur,
dautres militent pour une absence totale denregistrement,
la dimension situationnelle et provisoire de la musique
improvisée ne pouvant en aucun cas être
fixée ! La musique existerait alors hors du
marché, à travers les seuls musiciens et auditeurs.
Certains auteurs développent une analyse
particulièrement intéressante sur la capacité
quaurait la musique improvisée ou bruitiste de contrer
laliénation. Pour eux, le monde capitaliste nous
aliène en contrôlant nos perceptions quil fait
passer pour naturelles et non pour ce quelles sont,
cest-à-dire des perceptions socialement construites. La
musique noise, en allant à lencontre de la musique
habituelle qui apporte apaisement et unité, peut perturber nos
perceptions, les dés-automatiser. Elle nous fait vivre
lexpérience de la destruction de lunité
à travers des sons et des rythmes inhabituels et violents. La
musique improvisée doit nous permettre de nous
réapproprier nos sens aliénés.
Si les différents textes ne sont pas
dénués dintérêt, on peut tout de
même regretter que cette réflexion se restreigne à
une niche si réduite. Si les positions vis-à-vis du
capitalisme sont fort pertinentes, on a quand même souvent
limpression de se trouver face à un bréviaire de
bon comportement politique pour musiciens radicaux. En effet, si cette
musique a bien des propriétés anticapitalistes, en quoi
la pratiquer ou lécouter fait-elle avance la lutte des
classes ? Le problème tient au contexte, dont
dépend la potentialité révolutionnaire de la
culture. Comme laffirmait Trotski, lart
véritablement révolutionnaire ne peut exister que dans un
contexte révolutionnaire. Nous serions donc plutôt en
présence dune musique davant-garde, ayant peu
dimpact social réel mais essayant au moins, et
cest bien là son mérite, dêtre
cohérente politiquement et de sinscrire modestement dans
la lutte sociale globale.
Pierre Raboud
Pour plus dinfo sur le livre et pour le télécharger, on se rend à ladresse suivante : http://www.mattin.org
Anthony Ilès viendra présenter Noise and Capitalism le
samedi 29 mai à 18h au festival TAGOUF au cinéma Oblo
à Lausanne. Entrée libre.