Rencontre avec un syndicaliste turc: la Turquie bafoue les droits des travailleurs

Rencontre avec un syndicaliste turc: la Turquie bafoue les droits des travailleurs

En juin tous les ans, l’OIT
organise sa conférence annuelle à Genève. Des
confédérations syndicales de différents pays y
sont invitées. Nous avons rencontré Sami Evren, dirigeant
de KESK, le syndicat le plus combatif du service public en Turquie.
Entretien.

Pour commencer, peux-tu nous parler du rendez-vous de cette
année et des rencontres que tu as eues avec d’autres
syndicats ?

L’importance de l’OIT pour nous c’est qu’elle
demande l’application des droits
« standardisés » de la classe
ouvrière internationale. Comme les droits de la classe
ouvrière turque sont au-dessous de ces standards, chaque
année nous dénonçons les conditions de travail et
d’organisation et les attaques des gouvernements au pouvoir
contre le mouvement ouvrier turc et demandons l’application de
ses droits internationaux. Chaque année nous faisons mettre les
gouvernements turcs sur la liste noire, mais ils continuent quand
même de refuser de reconnaître et d’appliquer ces
normes.

    Cette année encore, nous avons fait inscrire
la Turquie parmi les 25 pays qui bafouent les droits
internationaux des travailleurs∙euses, alors que le gouvernement en
place prétendait que les conditions s’amélioraient
en Turquie. D’année en année c’est le
même bras de fer entre eux et nous.

    Les syndicats et les gouvernements européens
ne s’intéressent pas tant à ce rendez-vous de
l’OIT. Ce sont surtout les confédérations
syndicales d’Asie, d’Amérique Latine et du Proche
Orient qui sont présentes pour mener les débats et
négociations dont je parle.

    Il faut dire que l’OIT n’a pas le
pouvoir de faire appliquer ces droits par les gouvernements
concernés. Le fait de dénoncer est loin
d’être suffisant. Nous ne faisons que répéter
nos problèmes et remettre encore et toujours les besoins et les
problèmes des travailleurs∙euses turcs à l’ordre du
jour sur la scène internationale…

Parlons un peu si tu veux bien de KESK et plus généralement du mouvement ouvrier actuel en Turquie.

La population de la Turquie est de 72 millions. Il y a 20 millions de
travailleurs∙euses dans la production. Seuls 10 %
d’entre-eux sont syndiqués. S’organiser
syndicalement dans le secteur privé est très difficile.
Ce qui fait que la grande majorité des travailleurs-euses
syndiqués sont ceux du service public. TURK IS qui est une
confédération pro-gouvernement depuis toujours a 600
mille membres. KESK en a 250 mille. A l’exception de KESK, les
autres syndicats sont pro-gouvernementaux…

    Les travailleur·euse·s du service
public n’ont pas le droit à la grève et aux
prud’hommes. La pression des partis politiques joue donc un
rôle important, ce qui conduit les gens à adhérer
à tel ou tel syndicat proche des partis bourgeois. C’est
une des raisons essentielles pour lesquelles KESK souffre beaucoup dans
son travail syndical sur les lieux de travail. Ils nous font payer
notre indépendance par tous les moyens en nous empêchant
de nous organiser

    D’autre part, 53% de l’économie
turque est au noir ou au gris,
« non-imposable » pour ce qui est des taxes
et des charges sociales. Des millions de travailleurs∙euses travaillent
sans aucun droit, ce qui rend le travail syndical quasi-impossible.
Malgré ces difficultés KESK refuse d’axer son
travail sur la concurrence intersyndicale. Nous insistons sans cesse
sur l’union des travailleurs…

    Dès le début de la crise
financière, nous avons organisé des manifestations
ouvrières dont certaines unitaires. Par exemple, le 15
février dernier la grande manif unitaire ouvrière de 100
mille personnes à Istanbul, une première depuis longtemps
avec toutes les confédérations réunies. Elle a
fait beaucoup de bruit dans le pays et elle a été suivie
par les autres villes les jours suivants. Nos manifs unitaires
étaient à telle point influentes qu’il y a eu un
recul significatif dans les votes pour le parti au pouvoir (AKP)
pendant les élections régionales qui ont suivi…

Un des plus sérieux problèmes de la politique
intérieure en Turquie est le problème kurde. Quel est son
influence dans la lutte syndicale.

 KESK ne s’arrête pas au syndicalisme de salaire, il
insiste pour donner son avis et intervient dans les autres
problèmes du pays comme celui de la question kurde notamment.
Nous travaillons de manière active pour la paix avec les Kurdes.
Nous nous sommes positionnés contre l’armée et les
tentatives coups d’Etat et contre l’existence du groupe
paramilitaire (ERGENEKON) au sein de l’Etat et de
l’armée.

    Le fait que nous exigions la paix avec les Kurdes,
en leur reconnaissant tous les droits démocratiques, a
attiré beaucoup de travailleurs·euse·s kurdes au
KESK. Par contre, dans les régions où vivent les Kurdes,
le travail syndical rencontre plusieurs difficultés :
d’une part dans ces régions le pourcentage
d’économie au noir est encore plus élevé
qu’à l’échelle nationale. Deuxième
difficulté, c’est que l’industrie y est beaucoup
moins développée. Il faut ajouter à cela le
désintérêt total des autres syndicats face à
la question kurde.

A la lumière de tout ceci, comment vois-tu
l’évolution du mouvement syndical et plus
généralement l’avenir de mouvement ouvrier en
Turquie?

Si le syndicalisme turc arrive à dépasser ses
problèmes d’unité et de démocratie interne,
il a devant lui des beaux jours de luttes ! Il y a une classe
ouvrière jeune qui est prête à se battre pour ses
droits. Un syndicalisme qui aura des liens organiques avec la
classe ; un syndicalisme où les
travailleurs∙euse·s ne seront pas que des
« invités », mais où ils seront
« chez eux » pourrait se développer
plus rapidement que l’on ne l’attend.

    D’autre part, cet avenir du mouvement ouvrier
dans son ensemble en Turquie dépend beaucoup de la lutte pour
une démocratie élargie. Si nous arrivons à relier
le combat pour la résolution de la question kurde et le retrait
total de l’armée de la vie politique au combat pour la
justice sociale, nous aurons un bel avenir devant nous.


Propos recueillis par Gazi Sahin