Qui accuse qui dans l’affaire Strauss-Kahn ?

Qui accuse qui dans l’affaire Strauss-Kahn ?



L’affaire DSK a fait depuis
quelques semaines la Une de la presse française et
internationale. A la lecture des articles et des déclarations
des « hommes » politiques français, on
ne peut réprimer un relent de nausée. Chaque page
constitue un inventaire du sexisme le plus crasse,
proféré d’ailleurs par une classe politique
toujours prompte à monter au créneau quand il
s’agit de défendre le droit des femmes contre les
musulmans. Un cas d’école pour parler aujourd’hui,
à la veille du 14 juin, de la nécessité toujours
renouvelée du combat féministe (Réd.)

Après deux jours de sidération devant
l’étalage des soutiens à DSK, soutiens qui
incluaient le dénigrement de la femme de chambre du Sofitel, la
contre-offensive féministe a commencé ;
d’abord avec la déclaration de Clémentine Autain,
puis avec plusieurs articles remarquables, dénonçant la
tonalité indifférente au mieux, sexiste au pire, des
propos concernant cette femme.

    Maintenant, la classe politique et ses
affidés dans les médias est largement
déconsidérée aux yeux des femmes, et en tous les
cas des féministes. Ils – et parfois elles – ont
montré leur indulgence, leur connivence, leur
compréhension, leur complicité pour tout dire avec les
agresseurs, et leur absence totale de compassion ou même
d’intérêt pour les victimes. On se souviendra du
« troussage de domestique » de J.F. Kahn la
prochaine fois que son journal se mêlera de donner des
leçons aux descendants d’immigré·e·s
; on rira en pensant au « il n’y a pas mort
d’homme » de J. Lang la prochaine fois qu’il
déclarera la main sur le cœur que
l’égalité des sexes est une valeur fondamentale de
notre société ; on n’oubliera pas, quand il
s’agira de voter, les larmes de M.Valls et de M. Aubry devant
« l’insoutenable cruauté » des
images de DSK menotté.

La presse française au secours du prévenu

[…] Ce qui est frappant, depuis une semaine que les journalistes
de la presse écrite et de la télévision consacrent
la majeure partie du temps des infos à l’affaire, citant
celui-ci ou invitant celui-là, c’est d’une part
l’ignorance généralisée quant aux principes
du droit pénal appliqué aux États-Unis –
mais aussi en France – et d’autre part une confusion entre
procédures pénales et procédures civiles, aux
États-Unis –mais aussi en France.

    Commençant par ce qui est commun aux deux
pays, il faut d’abord mettre en pièces encore un de ces
préjugés nationalistes qui font de la présomption
d’innocence un bien exclusivement français. S’il est
un bien français, c’est tout récent : elle a
été introduite par la loi Guigou de 2000, loi qui a eu du
mal à passer ; les policiers en particulier criaient qu’on
les empêchait de faire leur métier. Un bien exclusivement
français ?

    Oh que non, il nous a été donné
– un peu contre notre gré, il faut bien l’avouer
– par ces « Anglo-saxons » que nous
méprisons ! Cette loi vient de « l’habeas
corpus » anglais du 17e siècle, qui a
été exporté aux États-Unis dès que
les premiers colons anglais y mirent le pied. La présomption
d’innocence a donc mis 300 ans à traverser la Manche
– ou l’Océan atlantique. Cela n’empêche
pas Yves Calvi de répéter de façon obsessionnelle
: « ils ont la présomption d’innocence, aux
Etats-Unis ? », comme si cette loi –
acceptée in extremis avant la mise en demeure européenne
– était devenue dans l’instant partie d’un
patrimoine national immémorial et, bien entendu,
non–partagé avec le reste du monde […].

Procédure pénale, procédure civile : la confusion s’installe

La seconde de ces ignorances concerne les rôles de la victime
présumée, du parquet et des autres acteurs dans le
processus judiciaire pénal. Le Dimanche 15, dans
« C Politique », Yves Calvi – toujours
lui – demande à intervalles réguliers :
« Mais est-ce qu’elle (la victime
présumée) a porté plainte ? ».
Cette question lui paraît décisive.

    Or elle ne l’est pas. Il n’est nul
besoin que la victime porte plainte pour qu’une procédure
pénale soit déclenchée, aux États-Unis ou
en France. La plainte est l’un des moyens de signaler un crime,
mais ne détermine pas l’ouverture d’une instruction,
et son absence n’empêche pas cette ouverture. En effet,
beaucoup de victimes de crimes – typiquement les victimes de
meurtre – ne sont plus en mesure de porter plainte. Les
mineur·e·s, même en vie, n’ont pas le droit
de porter plainte, puisqu’ils n’ont pas la
personnalité juridique.[…]

    Beaucoup de commentateurs continuent d’appeler
la victime présumée
« l’accusatrice » ou la
« plaignante ». Or la victime n’est pas
l’accusatrice : le seul accusateur au pénal, aux
États-Unis comme en France, c’est le procureur. Ce qui
distingue la procédure pénale de la procédure
civile, c’est qu’un crime est considéré comme
nuisant à l’ensemble de la société.
C’est donc, en la personne du procureur, l’ensemble de la
société qui met en examen le suspect. Nulle personne
privée ne peut être « la
plaignante », car la plaignante, c’est la
société. Pour la justice pénale, la victime est
simplement un témoin. […] Un témoin-clé,
cela va sans dire. Mais un témoin quand même. Ceci vaut
pour les États-Unis, la France et en fait la plupart des pays.

    Les commentateurs – très souvent sinon
toujours – parlent des « deux
parties », comme si le procès pénal mettait,
ou devait mettre face à face l’innocent
présumé et la victime présumée. Ces
journalistes et blogueurs, qui réclament de
« voir » la victime présumée,
et qui publient son nom et son adresse (en infraction avec les lois de
protection des victimes qui existent aux États-Unis), confondent
le procès pénal avec le procès civil. Les
procédures civiles règlent des conflits entre individus,
dans lesquels aucun n’a commis de crime. A quoi alors sert le
Tribunal ? C’est que, en dehors des lois qui punissent les
crimes, d’autres lois existent, destinées justement
à arbitrer ces conflits. Ainsi, dans un procès civil, X a
des griefs contre Y, (X est alors justement appelé
« le plaignant » ou « le
demandeur »), il
« traîne » Y au tribunal, et le
tribunal décide qui a raison et qui a tort. (Même
là d’ailleurs les « parties » ne
parlent pas ; elles sont représentées par leurs
avocat·e·s respectifs.) Le procès civil est donc
le seul cas où on puisse parler de « deux
parties ». Au pénal, il y a le prévenu
et… l’État.

Le viol est un crime !

[…] Cette confusion [entre procès pénal et
procès civil] est entretenue par les propos d’hommes
qu’on voudrait mieux renseignés, puisque leur
métier est l’information. Ainsi Franz-Olivier Giesbert le
19 (ou 20) mai, dans une émission non prévue de
l’A2, organisée par David Pujadas, a prétendu que
« l’affaire peut être réglée
avec un gros chèque », comme l’avait dit au
mot près Michel Baumann, écrivain auteur d’une
hagiographie de DSK, dans l’émission d’Yves Calvi du
15 mai. […] Or ces scénarios sont de purs fantasmes. La
réponse est que c’est impossible, parce qu’au
pénal ce n’est pas la victime qui accuse, mais
l’État.

    […] On se demande en effet pourquoi le
procureur de l’État de New York – ou de
n’importe quel autre État – s’engagerait dans
une procédure longue et coûteuse en argent, en temps et en
crédibilité, impliquant le travail de centaines de
personnes de son bureau, si planait sur sa tête
l’épée de Damoclès de la disparition de son
témoin-clé ? […]

Une stupéfiante résurrection de machisme

Il faut essayer de comprendre ce qui s’exprime dans ces
confusions entre pénal et civil, dans ces prédictions
fantaisistes que « tout peut être
réglé avec un gros chèque ».

    D’une part, un chauvinisme ahurissant et un
anti-américanisme stupide – car s’il existe de
bonnes raisons de critiquer les États-Unis, il en existe aussi
de mauvaises. La réitération compulsive de clichés
et d’expressions accusatoires toutes faites, comme celle de
« puritanisme »…. que
signifie-t-elle ? Que les Américains auraient
inculpé DSK par horreur… de la
« sexualité » ? Appeler les
États-Unis « puritains » parce
qu’ils poursuivent les violeurs présumés, cela
signifie que le viol…eh bien, n’existe tout simplement
pas, ou ne devrait pas exister : la chose, oui, mais le crime,
non. Depuis une semaine, on assiste à une minimisation, mieux,
à un déni de la réalité du viol comme viol,
c’est-à-dire comme crime. D’autres féministes
ont déjà dénoncé, et d’autres encore
continueront de le faire, la stupéfiante
« résurrection » de ce machisme que
beaucoup – optimistes qu’elles étaient –
croyaient enterré, disparu à jamais, et qui resurgit des
commentaires anonymes des blogueurs, mais aussi des mots qui
jaillissent tout seuls, comme issus des profondeurs, de la bouche de
personnalités politiques et médiatiques ; des mots
qu’ils s’entendent prononcer et qu’ils regrettent
sur-le-champ ; non parce qu’ils ne correspondent pas
à leur vérité, mais parce qu’ils y
correspondent ; et que cette vérité devait – aurait
dû, s’ils n’étaient pas hors d’eux parce
que l’un des leurs a été
« humilié » – n’être
jamais révélée.

    Dans ce déni de la réalité du
viol, c’est-à-dire de sa gravité, tous les coups
sont permis. Et c’est là que les confusions, volontaires
ou non, entre procédure civile et procédure pénale
ont leur utilité : car prétendre qu’il
suffirait de payer pour que l’accusation disparaisse et pour
sortir libre, qu’est-ce que cela dit du pays ? Dans quel
pays pourrait-on ainsi annuler une procédure pénale, et
« s’acheter » en somme un
crime ? Prétendre cela, c’est comparer les
États-Unis à une république bananière. Ici
aussi, le flou entretenu sur le
« plea-bargain » (le plaider coupable) sert
à laisser penser aux auditeurs ou lecteurs abusés que les
négociations vont avoir lieu sur de l’argent, comme
c’est généralement le cas en France, où on
ne négocie que dans les procès civils. Mais
évidemment on ne peut pas faire de chèque au procureur,
ni d’ailleurs à la victime présumée. (Si des
dommages et intérêts sont réclamés par elle
ce sera plus tard, lors d’un procès civil). Ce qui est
négocié au pénal, et cela seulement si on plaide
coupable, c’est la gravité de l’accusation et donc
la longueur de la peine.

    Et qu’est-ce que l’idée
qu’on peut racheter littéralement son crime, avec de
l’argent, et que c’est une bonne nouvelle, dit de la
victime présumée ? Sinon qu’elle a tout
inventé pour faire « raquer » un homme
riche ? Et que même si elle a été
violée (quoique la différence entre un rapport voulu par
les deux partenaires et un viol ne soit toujours pas claire pour
beaucoup de gens en France), elle « touchera le
jackpot ». Donc elle aura été payée.
De quoi se plaint-elle ? En d’autres termes, si elle
n’était pas une « pute » avant,
elle le sera après. Et tout sera enfin remis en ordre…en
ordre patriarcal.

Christine Delphy
La version complète de
cet article se trouve sur
http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/. Coupes et intertitres
de notre rédaction.


Force
est de relever un autre élément, la plupart du temps tu
dans la presse internationale : la victime
présumée est syndiquée. Cette information est
pourtant cardinale. En effet, la protection des
salarié·e·s contre les licenciements sont nuls aux
Etats-Unis (comme en Suisse), sauf en cas d’agression sexuelle.
Mais sans l’appui d’un syndicat, la bataille serait perdue
d’avance. La syndicalisation du personnel de
l’hôtellerie se révèle donc cardinale dans la
lutte contre les violences sexuelles dont les femmes sont souvent
victimes dans ce métier… Ironie du sort, le FMI lutte
précisément contre la syndicalisation des
salarié·e·s qui perturbe le libre jeu des lois du
marché (cf. Dean Baker, « The Housemaid, her Union and Strauss-Kahn », The Guardian, 25 mai 2011)