Genève, une démocratie en « liberté surveillée » ?

Genève, une démocratie en « liberté surveillée » ?



Les périodes de crise poussent
souvent les gouvernements à répondre à la
protestation populaire par la restriction des libertés.
Même les démocraties représentatives les plus
stables et les plus anciennes peuvent céder alors aux
sirènes de l’autoritarisme. C’est ainsi que le Grand
Conseil de Genève vient d’adopter un projet de loi
s’attaquant au droit de manifester. Il y 79 ans, six semaines
après la fusillade du 9 novembre, qui avait fait 13 morts
et centaine de blessés, la même institution avait
déjà tenté de restreindre le droit de
réunion et de manifestation. Mal lui en prit, puisqu’elle
fut retoquée par le peuple, le 1er octobre 1933.

Un référendum va
être lancé ces prochains jours contre les nouvelles
dispositions liberticides édictées par l’actuelle
majorité réactionnaire du Grand Conseil. Signons-le
massivement pour défendre nos droits !

Loi liberticide

Que prévoit le nouveau projet de loi concocté par le
député libéral Olivier Jornot, digne
héritier du Conseiller d’Etat Frédéric
Martin, auteur du projet de 1932 ?

1. Le DJP peut interdire toute manifestation qui ne garantit pas a
priori le strict respect de l’ordre public. Il peut
contrôler les manifestant·e·s avant leur
départ; exiger un service d’ordre important; prescrire un
itinéraire particulier, voire interdire le défilé,
si toutes les assurances d’un bon déroulement ne sont pas
fournies.

2. La responsabilité de l’organisateur est engagée,
même s’il n’a commis aucune faute personnelle. Elle
est aggravée s’il n’a pas demandé
d’autorisation ou n’a pas respecté les prescriptions
de la police. Il est passible d’une amende pouvant aller
jusqu’à 100 000 francs (au lieu de 10 000
francs aujourd’hui), et d’une interdiction de convoquer
d’autres manifestations pendant cinq ans (délai de carence
étendu aux autres personnes impliquées de facto).

    Ce projet vise à intimider les responsables
de manifestations, quitte à restreindre une liberté
fondamentale. En effet, comment les organisateurs seraient-ils en
mesure de garantir que le cortège auquel ils appellent ne sera
pas infiltré par des éléments étrangers aux
forces qu’ils représentent ? Comment pourraient-ils
prévenir les initiatives d’acteurs
« incontrôlables » ? Comment
exclure de surcroît l’action provocatrice
délibérée d’adversaires politiques, de
services de sécurité privés ou de polices
étrangères (à la solde d’une multinationale
ou d’un gouvernement mis en cause), voire
d’éléments manipulés par la police
locale ?

En 1932 déjà

En 1932, après l’intervention de la troupe contre une
manifestation de la gauche genevoise qui fit 13 morts et une centaine
de blessés, le Conseil d’Etat accusa le mouvement ouvrier
de « complot révolutionnaire ». Cette
thèse absurde, à laquelle presque personne ne crut (et
qu’aucun historien n’a pris au sérieux), servit en
réalité à justifier a posteriori le massacre de
civils désarmés.

    Au lendemain de la tragédie,
Frédéric Martin, chef du DJP et membre du Parti
démocratique (ancêtre des libéraux), pourtant
l’un des principaux responsables de la fusillade, entendait punir
les personnes qui se livreraient « à la
préparation d’une émeute ». Il proposa
donc au Grand Conseil un projet de loi visant à soumettre les
rassemblements et manifestations sur la voie publique à une
autorisation préalable du DJP: ils pourraient être
interdits s’ils étaient « de nature à
troubler l’ordre et la sécurité »; les
contrevenants seraient passibles d’amendes, de peines de prison,
voire de privations de droits civiques (Mémorial du Grand
Conseil, 27 janvier 1933).

    Comme aujourd’hui, à l’initiative
des conservateurs, la droite fit alors l’unité
« contre la liberté de créer le
désordre » (selon les libéraux
d’alors); « contre la terreur
syndicale » (selon les chrétiens-sociaux); contre
les extrêmes de tous bords (selon les radicaux); contre le
chambard (selon l’Union Nationale, extrême droite)…
Le 10 juillet 1933, le PSG et l’Union des syndicats du canton de
Genève lançaient cependant un référendum
contre ces « lois liberticides » et
appelaient la population à défendre ses libertés
chèrement conquises. Moins de trois mois plus tard, le 1er
octobre, une majorité de votants disait NON aux lois Martin.

Refusons la liberté surveillée

Aujourd’hui, pour battre la loi Jornot, nous devons appeler
à un sursaut démocratique toutes celles et ceux qui
défendent le droit d’exprimer des opinions divergentes et
de les faire entendre publiquement dans la rue. Aucune formation
politique attachée aux droits fondamentaux, aucune organisation
syndicale, aucune ONG, aucun mouvement écologiste, pacifiste,
féministe ou de solidarité internationale, aucune
association de locataires, d’habitant·e·s ou de
citoyen·ne·s, aucun·e artiste, aucun
créateur·trice… ne doit manquer à
l’appel.

    Face à la puissance financière des
grands médias et aux importants moyens de propagande des partis
comme les libéraux-radicaux ou l’UDC, le droit de penser
autrement et de le faire savoir largement n’est pas un luxe, mais
une nécessité absolue. Nous ne pouvons pas nous
résigner à vivre dans une démocratie… en
« liberté surveillée ».


Jean Batou