Eolo Morenzoni n’est plus

Eolo Morenzoni n’est plus

« Les fascistes ont
apporté la ruine. Je suis allé me battre contre eux et
j’y retournerai toujours »

Une bien triste nouvelle vient
d’assombrir ce début d’été. Eolo
Morenzoni nous a quittés le 25 juin dernier dans sa 91e
année. C’était l’un des derniers
engagés volontaires suisses de la guerre d’Espagne encore
vivants. Au moment où les passeurs d’histoire
s’interrogent sur les conséquences de la disparition des
derniers témoins des drames du XXe siècle, c’est
une personnalité emblématique qui vient de
disparaître.

Il était en effet l’un de ces jeunes Suisses, et de ces
jeunes de tous les pays, qui sont allés défendre la
démocratie et leurs idéaux dans une Espagne à feu
et à sang après le coup d´Etat militaire.

    Eolo Morenzoni est parti sur le front espagnol en
1936, à l’âge de 16 ans, en cachant son très
jeune âge. « Je sais bien que je suis jeune, a-t-il
alors écrit à ses parents, mais cela ne veut pas dire
pour autant que je doive ruiner ma jeunesse dans un pays
rétrograde comme le Tessin ». Il est allé au
front, il a combattu les troupes nationalistes, il a risqué sa
vie et il a été blessé à deux reprises. En
prime, de retour en Suisse en 1938, et bien que n’ayant
même pas encore 18 ans, il a été jugé et
condamné à quarante-cinq jours de prison ferme pour
« affaiblissement de la force défensive du
pays », non sans avoir déclaré qu’il
était allé se battre contre des fascistes qui
n’apportaient que la ruine, et qu’il y retournera toujours.

    Installé depuis 1956 à Genève,
où il a été directeur de la gare routière,
l’ancien brigadiste aura vécu assez longtemps pour avoir
connaissance, en décembre 2008, d’une
réhabilitation aussi tardive que nécessaire de tous les
Suisses qui, dans les mêmes circonstances, avaient
été condamnés à leur retour au pays. En
février 2010, la Ville de Genève lui a encore
décerné une médaille de reconnaissance. Tout en
soulignant combien ce très long combat avait mis de temps pour
aboutir, il a précisé n’avoir accepté ces
honneurs que parce qu’à travers eux, « ce
sont tous les camarades tombés en combattant le fascisme qui
sont remerciés » (Tribune de Genève, 30
janvier 2010).

Souvenir personnel

La scène se déroule quelques années plus tôt
à Genève, dans le cadre d’une séance de
comité autour d’un projet de monument en hommage aux
brigadistes suisses. Il était alors question de
l’implanter au bout de la rue Dancet, en face d’un autre
monument mémoriel qui rappelle les treize victimes d’une
fusillade de l’armée suisse contre une manifestation
antifasciste, le 9 novembre 1932. À peine avais-je
exprimé une certaine perplexité quant à
l’idée de concentrer en un seul endroit toute la
mémoire antifasciste, populaire et progressiste de la
cité, je reçus une tape amicale dans le dos :
« Stai zitto ! [Tais-toi !], j’habite
juste à côté ». L’argument
était assez décisif. En effet, pendant une bonne dizaine
d’années, Eolo Morenzoni allait être le voisin
immédiat de cette sculpture de Manuel Torres qui lui rend
hommage, à lui et à ses camarades…

    La trajectoire d’Eolo Morenzoni est
évoquée, et largement documentée, dans un
récent ouvrage de Massimo De Lorenzi qui propose deux longs
entretiens avec deux jeunes engagés volontaires dans la guerre
d’Espagne : l’un a été un vaincu,
l’autre un vainqueur, provisoire. Le premier est justement Eolo
Morenzoni, alors que le second est un légionnaire fasciste
italien de Livourne qui ne dit pas son vrai nom (voir Massimo De
Lorenzi, Teruel-Malaga. 1936-1939. Un antifascista svizzero e un
fascista italiano nella guerra civile di Spagna : memorie di
lotta, sofferenze, passioni, Varese, Edizioni Arterigere, 2010). Dans
ce livre, Eolo Morenzoni déclare n’avoir
« aucune rancœur envers le soldat adverse, mais
contre le gouvernement. C’était des délinquants,
ils savaient ce qu’ils faisaient ». Il
apparaît du coup que c’est bien le vainqueur, provisoire,
de cette tragédie qui a été
« condamné par l’histoire », le
vaincu s’étant finalement retrouvé dans le camp
victorieux des opposants à la barbarie. À la fin du
livre, c’est aussi l’ancien légionnaire fasciste qui
refuse une rencontre directe que l’ancien brigadiste suisse avait
pourtant acceptée.

    Ceux qui ont connu Eolo Morenzoni ces
dernières années savent combien il était
resté en contact avec le présent, attentif à la
défense des valeurs et à la transmission des
idéaux de sa jeunesse. Il avait vraiment cru à
l’Union soviétique, il avait été stalinien.
Mais il affirmait ne plus l’être, puisqu’il avait
« petit à petit découvert la
vérité. Staline était un dictateur et avait
instauré un régime policier ». Pendant la
guerre froide, il avait été très
étroitement surveillé par la police politique suisse. Il
disait qu’elle avait « contrôlé toute
[sa] vie, chacun de [ses] déplacements ». Il
soulignait qu’il était écrit dans ces rapports
qu’il était « un marginal, un
extrémiste, un homme dangereux ».

    Eolo Morenzoni témoignait volontiers,
notamment dans les écoles. Il était porteur d’une
expérience singulière qui a beaucoup de sens dans cet
inquiétant XXIe siècle néolibéral qui
assombrit les horizons d’attente des peuples. Il était de
ceux qui, en d’autres temps, avaient redonné de
l’espoir au désespoir. Il racontait l’engagement, la
solidarité ou la fraternité. Il évoquait la
nécessité de se battre pour un avenir meilleur. Il
incarnait une génération qui avait souffert, mais qui
avait aussi lutté. Il ne sera plus là pour nous le
transmettre et il va nous manquer.

Charles Heimberg
article paru dans son blogue sur Médiapart, « Chroniques pour mémoire »

P.-S. Sauf mention contraire, les citations d’Eolo Morenzoni sont
tirées de l’ouvrage de Massimo De Lorenzi. La lettre
envoyée à ses parents a été publiée
en français dans les Cahiers d’histoire du mouvement
ouvrier, Lausanne, AÉHMO & Éditions d’en bas,
no 13, 1997.