Frédéric Lordon

Frédéric Lordon : Un économiste marxien et spinoziste qui fait entendre la crise en alexandrins

Si depuis l’éclatement de la crise de 2007-2008, il est devenu plus urgent que jamais de penser les alternatives au plan économique, force est de constater que non seulement les économistes font défaut mais aussi que la diffusion d’idées économiques hétérodoxes dans l’espace médiatique se heurte à des obstacles puissants. Sur ces deux aspects, l’économiste Fréderic Lordon s’en sort plutôt très bien. Comment s’y prend-t-il ?

La science économique utilitariste domine encore, comme elle le fait depuis des décennies, le champ des sciences sociales. Il en est de même pour son pendant sociologique qu’est la théorie du choix rationnel. Afin d’agir contre cette tendance écrasante, plusieurs centaines d’économistes (mais aussi des chercheurs d’autres disciplines) se sont regroupés en un collectif appelé « Les économistes atterrés ». Ils dénoncent une vaste escroquerie morale et intellectuelle dans la façon dont est pensée la crise ainsi que les réponses qui y sont apportées par les élites académiques, politiques et économiques. 

Parmi les atterrés postés à la fronde de ce regroupement, il en est un qui détonne.  Fréderic Lordon, Directeur de recherche au CNRS et chercheur au Centre de sociologie européenne (CSE) s’attèle depuis des années à décortiquer et à analyser les logiques du capitalisme actionnarial, des marchés financiers et de leurs crises. Ce collaborateur régulier du Monde Diplomatique à écrit plusieurs ouvrages dans la collection Liber Raisons d’agir, fondée par Pierre Bourdieu : Fonds de pension, piège à cons ? : mirage de la démocratie actionnariale (2002), et Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières (2008). Prolixe, il publie chez Fayard, en 2009, La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, ouvrage au centre duquel il s’agit de saisir l’opportunité historique d’une nouvelle donne à même de dénouer la crise sociale extrême par, notamment, une refonte totale des structures bancaires en un « système socialisé » du crédit.  Si Fréderic Lordon détonne, c’est surtout par ses recherches qui portent vers le développement d’une économie politique spinoziste. Au paradoxe (qui a déjà fait couler beaucoup d’encre) du comment le petit nombre des individus du capital parvient à faire marcher pour lui le grand nombre du travail, il propose de chercher une réponse en combinant un structuralisme des rapports de classe et une anthropologie des passions, soit en mariant Marx à Spinoza (voir Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010). 

Après une dizaine d’ouvrages, il considère que, désormais, il ne sert à rien de continuer à « dire » la crise, mais qu’il faut la « montrer et la faire entendre » car, pour lui, les idées ne mènent à rien si elles ne sont pas « accompagnées d’affects ». Il faut donc que les artistes s’en mêlent, et c’est pour eux qu’il a écrit une pièce de théâtre en alexandrin , présentée dans l’encart ci-dessous. En post-scriptum de cette comédie sérieuse sur la crise financière, il explique sa démarche : « On pourra analyser la crise financière sous toutes ses coutures, raffiner l’argument autant qu’on veut, démonter les systèmes, exposer les rouages, tout ça ne vaudra jamais une image bien choisie qui fait bouillir les sangs ou, comme le dit fort à propos une expression commune, qu’on prend en pleine gueule – la gueule : le corps ». 

 

Isabelle Lucas