Eternit: ce n'est qu'un début

Après deux ans de procès, le Tribunal de Turin a condamné à seize ans de prison les managers d’Eternit spa (le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny et le baron belge Jean Louis De Cartier De Marchienne), coupables de la mort de milliers de travailleurs·euses, tués par l’amiante. Notre camarade François Iselin, professeur honoraire à l’EPFL et expert pour le Comité d’aide et d’orientation des victimes de l’amiante (COAVA), suit cette affaire depuis des décennies. Nous reproduisons ci-après de larges extraits de l’interview qu’il a accordée à Daniele Mariani de swissinfo.ch http://www.swissinfo.ch/

Le procureur Raffaele Guariniello a déclaré que le procès de Turin est d’une importance historique en ce qui concerne la sécurité au travail. Pour vous, que représente-t-il ?

     Quelque chose d’important, effectivement. Il faut toutefois relativiser. Les deux prévenus ont été condamnés pour quelques milliers de victimes. Mais il y a chaque année dix fois plus de victimes de l’amiante dans le monde. Les problèmes sont similaires, et même plus graves, au Brésil, au Nicaragua, en Espagne, en France et dans bien d’autres pays. Ce procès n’est que le début.

     Stephan Schmidheiny a été jugé, c’est vrai. Mais seulement pour un des nombreux aspects dans lesquels sa responsabilité était engagée (…) il était à la tête d’une multinationale qui a exposé énormément de personnes à cette substance dans plusieurs pays du monde.

 

Quels sont les enseignements à tirer ?

Selon moi, nous ne devrions plus avoir ce genre de procès. D’un côté, ce verdict ne fera pas ressusciter les morts. De l’autre, le procès était parfaitement évitable.

     Dès les années 1950-1960, les scientifiques ont publié des études où il était prouvé que ce minéral est nocif. Mais ces recherches n’ont eu aucun impact. Non pas parce qu’elles étaient controversées, mais parce que la transmission des connaissances entre scientifiques, instituts de prévention, syndicats et autorités politiques n’a pas fonctionné.

     Il y a aujourd’hui des milliers de produits cancérigènes. Je pense notamment aux téléphones portables et à leurs rayonnements, aux nanoparticules… Il existe des rapports très sérieux sur la dangerosité de nombreux produits industriels. Il faut intervenir dès qu’il y a des soupçons et ne pas attendre de se retrouver face à une hécatombe.

 

Pensez-vous que ce verdict puisse servir d’avertissement aux industriels qui n’en font pas assez pour garantir la sécurité de leurs travailleur·euse·s et de la population ?

Le fait est que de nombreux industriels sont prêts à prendre des risques énormes, surtout avec les produits cancérigènes, parce qu’ils savent que le temps de latence est suffisamment long.

     Stephan Schmidheiny, de son côté, a trop attendu. S’il avait arrêté avec l’amiante lorsqu’il a repris les rênes d’Eternit en Suisse (en 1975, NDLR), la catastrophe aurait été moins importante. Mais il s’est au contraire entêté à continuer avec cette substance, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus rentable. « Nous avons arrêté parce que l’amiante n’était plus rentable », a-t-il lui-même déclaré.

     Dès les années 1960, autorités, syndicats etc. auraient pour leur part dû dire : « maintenant ça suffit, l’amiante est trop dangereuse; nous savons que c’est un cancérigène puissant qui fera de nombreuses victimes ». A la place, ils ont continué à l’utiliser pendant des années.

Seize ans de prison pour les deux prévenus et une longue liste de dommages et intérêts. S’attendait-on à un tel verdict ?

Non, j’étais très pessimiste. Stephan Schmidheiny dispose d’appuis très importants aux niveaux diplomatique et financier, et jouit d’un grand prestige en Suisse. C’est quelqu’un qui s’est forgé une immense réputation dans le cadre de ce que l’on appelle le capitalisme vert.

     Mais avec seulement un mois de prison, tout ce prestige s’écroule. Ce sera dramatique pour toutes les sociétés qu’il a fondées et, dans un certain sens, dramatique aussi pour la Suisse.

     Comment la Suisse a-t-elle pu laisser cette personne agir bien tranquillement, alors qu’elle a été le premier pays à utiliser le ciment-amiante et qu’elle disposait par conséquent de la plus longue expérience sur les risques liés à la transformation de ce matériau ? Pourquoi la Suisse n’est-elle pas intervenue immédiatement en lui disant: «Cher Monsieur Schmidheiny, vous jouez avec le feu » ?

 

En 2008, le Tribunal fédéral suisse a rejeté deux plaintes pénales contre, notamment, Stephan et Thomas Schmidheiny, pour motif que les faits étaient prescrits. Croyez-vous qu’il existe encore un espace pour une offensive judiciaire, en Suisse aussi ?

Oui, car ce verdict va peut-être ouvrir des portes. Pour ce genre de cas, le délai de prescription de dix ans est absurde. Il y a de bonnes chances que la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg entre en matière sur le recours intenté contre cette décision du Tribunal fédéral.

     Et puis, il ne faut pas oublier que Turin a maintenant entamé le procès Eternit bis, qui pourrait faire très mal à la Suisse. Il concerne en effet les émigrés italiens tombés malades dans les entreprises d’Eternit installées en Suisse et met notamment en cause la Suva (Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents, NDLR).

     Il est nécessaire de savoir ce qui s’est passé en Suisse. Mais je suis un peu plus pessimiste.

     A Turin, le procès a été gagné grâce à la mobilisation des parties civiles. Ce sont des personnes qui sont venues dans la capitale piémontaise lors des 66 audiences, qui ont témoigné, qui ont cherché des preuves. En Suisse, je ne vois pas de groupes de pression de ce genre. Il suffit de penser qu’à Turin, il n’y avait même pas un représentant du monde syndical ou de la politique suisses… 

 

Titre et coupes de la rédaction; version complète de l’interview parue sur le site http:swissinfo.ch