Voter sur un rêve ou sur un choix de société?

 Lancée en avril, l’initiative fédérale pour un revenu de base inconditionnel  provoque le débat… Une idée étonnante et porteuse, à prendre au sérieux, selon Maryelle Budry dont nous publions ici une contribution.

 

L’idée de mettre tous les humains à l’abri du besoin est étudiée, sinon depuis la nuit des temps, en tous cas depuis la Renaissance (Thomas More dans Utopia en 1516) et les Révolutions française et américaine (Tom Paine dans Agrarian Justice en 1796). Sa mise en pratique a mobilisé de grands penseurs et économistes du 19e et du 20e siècle, dont Karl Marx. Dans Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie (1857), il imagine le une société où l’humanité serait sortie du salariat et où les machines seules assureraient la création de richesses, qui seraient reversées sous la forme d’un revenu universel. Dès la seconde moitié du 20e siècle, l’idée d’un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, individuellement, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, a commencé à se débattre dans le monde. A ce rêve, on a donné plusieurs noms : « allocation universelle », « revenu d’existence », « revenu de base », « revenu de vie ou citoyen ». Partout dans le monde, des politiciens et économistes ont étudié l’idée de sa réalisation. Des expériences concrètes ont été tentées en Namibie, au Brésil (Bolsa Familia Program), aux USA (Alaska Permanent Fund), avec des résultats prometteurs.

 

Dix ans de réflexion en Suisse

En Suisse, un groupe y réfléchit depuis plus de 10 ans, rattaché au réseau mondial pour un revenu de base (Basic Income Earth Network, BIEN). Groupe composé de personnes de diverses familles politiques ou chercheurs et chercheuses indé­pen­dant·e·s en économie, en éthique ou en sciences sociales (v. www.bien-ch.ch). Dans le comité suisse, plusieurs Ge­ne­vois·e·s : un socialiste (Gabriel Barta), un PDC (Robert Pattaroni) et un Vert (Julien Cart), ainsi qu’Elisabeth Di Zuzio, juriste, enseignante et travailleuse sociale retraitée, membre de l’ALCIP, qui connaît bien les réalités de la précarité genevoise.

     Lors de la dernière législature, Josef Zysiadis et Katarina Prelicz-Huber, Verte et présidente du SSP-VPOD, avaient en mars 2010 déjà déposé cha­cun·e une initiative parlementaire dans ce sens au Conseil national, propositions balayées. Et voici qu’à la mi-avril, un groupe alémanique indépendant Grundeinkommen a décidé de lancer une initiative fédérale, rédigée simplement ainsi :

— La Confédération veille à l’instauration d’un revenu de base inconditionnel,

— Le revenu de base doit permettre à l’ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique,

— La loi règle notamment le financement et le montant du revenu de base.

 

Un argumentaire un peu light

L’argumentaire de présentation de Grundeinkommen parait léger, notamment concernant les propositions de financement. De plus, il a d’emblée donné un chiffre : 2500 fr. pour le revenu minimum. En fait, c’est une hypothèse de travail. Inspiré des normes de l’aide sociale, il est un peu supérieur au seuil officiel moyen de pauvreté pour une personne seule en Suisse (La pauvreté en Suisse, Office féd. de statistique, mars 2012).

     Les critiques ont déjà fusé aussi bien de droite que de gauche (risque de baisse des salaires et de flexibilisation du marché du travail, par exemple). Le groupe BIEN n’a pas encore la réponse à chaque opposition, il continue à travailler sur son projet, avec des experts en économie. Pour l’instant, le coût de l’opération a été évalué à 200 milliards qui seraient redistribués inconditionnellement. Ce serait jouable, par les économies réalisées en supprimant la plupart des assurances sociales et par la fiscalité. Il s’agirait d’une « opération blanche », mais tout n’est pas encore calculé…

     Elisabeth Di Zuzio interviewée dans l’émission de TV Faut pas croire (5.5.12)  précisait bien que l’initiative ne s’opposait pas au salaire minimum, mais voulait assurer un filet de sécurité simple, remplaçant un arsenal de solutions plus bureaucratiques que sociales, basées sur la méfiance. Les problèmes actuels des inégalités socio-économiques ne seraient cependant pas résolus pour autant.

 

Réfléchir à de nouveaux modes de vie en société

L’initiative est avant tout l’occasion de débattre de l’idée, qui peut paraître irréaliste, du droit à un revenu versé inconditionnellement, sans lien avec le travail, à tout individu, de sa naissance à sa mort… Si elle n’annonce pas vraiment la fin du travail salarié, elle ébranle une « vache sacrée » suisse, c’est une impulsion culturelle qui parie sur la confiance en l’être humain, en cette période où toute la bureaucratie vise à débusquer les « profiteurs » de nos assurances sociales. De plus, l’idée valorise le travail éducatif et ménager accompli gratuitement à la maison, le travail bénévole, le travail militant, la création artistique, la co-habitation, le retour à la nature, etc. Elle ouvre des envies de liberté, de s’adonner à son art, de reprendre des études, de se consacrer aux enfants, de se lancer dans un projet fou, etc. Idées qui tentent de plus en plus de jeunes, confrontés aux difficultés d’entrée et de maintien dans le travail salarié.

     C’est au moment des crises que la réflexion peut avancer, car tout bouge dans la société, et il faut tenter de changer notre manière de penser et d’agir, selon nos valeurs de gauche.

     Le groupe BIEN de Genève s’est lancé bravement dans la récolte de signatures. A mon avis, solidaritéS se doit d’entrer en dialogue et en réflexion, d’organiser des séances de discussion, par exemple après la projection du film de Daniel Häni et Enno Schmidt Le revenu de base ou la lecture de Le financement d’un revenu de base inconditionnel, éd. Seismo, Zürich, 2010, réunissant des contributions de Suisse et d’ailleurs (France, Allemagne, Royaume-Uni, Afrique du Sud).

 

Maryelle Budry