Débat sur le revenu de base inconditionnel

Débat sur le revenu de base inconditionnel : «il est peu de distance du Capitole à la Roche tarpéienne»

 

Dans sa contribution sur l’initiative fédérale pour un revenu de base inconditionnel, Maryelle Budry demande à solidaritéS « d’entrer en dialogue et en réflexion » sur ce thème avec le groupe BIEN, qui lui-même réfléchit depuis dix ans à cette proposition. C’est dire s’il y a matière à rumination. Mais l’article de Maryelle embrouille plutôt la question au lieu de la clarifier.

 

Rendons d’abord à Liêm ce qui revient à Liêm : l’attribution à Marx d’une proximité avec cette problématique relève de l’interprétation de cet économiste,  député européen du PS français. Sa phrase originale parle du reste de revenu socialisé universel, ce qui n’est pas la même chose que le versement d’un revenu universel tout court. Selon le journaliste de Rue89 qui le cite, Liêm Haong-Ngoc aurait parlé d’une « branche marxiste » à l’origine de l’idée du revenu citoyen. Visiblement, Liêm donne dans l’approximation. Ranger dans cette catégorie Antonio Negri ou André Gorz, théoriciens de la disparition du prolétariat et du travail salarié, est pour le moins abusif. En réalité, la vision stratégique de Marx est aux antipodes. Pour lui, après le renversement de l’ordre bourgeois, la priorité va au plein emploi, couplé à la réduction radicale du temps de travail et l’augmentation concomitante du temps libre : « ce n’est plus alors aucunement le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse » (Grundrisse, Ed. Sociales t.2, p. 196). Les partisan·e·s du revenu inconditionnel de base acceptent, eux, l’existence du chômage, de la société bourgeoise et monétarisent une partie du temps libre, étendant ainsi le champ de la marchandisation. Pour eux, le plein emploi devrait en quelque sorte céder la place à la pleine activité.

Une revendication fondamentalement ambiguë

La difficulté avec cette proposition de revenu découplée du travail salarié, c’est qu’elle se prête à des lectures qui vont des libertariens américains à la gauche « alter ». Parfois, le paradoxe loge à la même adresse. Ainsi, la présidente du SSP, Katharina Prelicz-Huber, citée par Maryelle Budry. Conseillère nationale verte, elle a certes déposé, en mars 2010, une initiative parlementaire semblable à l’initiative populaire. Mais depuis elle a signé, en septembre 2011, un papier de travail du réseau de réflexion de gauche « Denknetz », proche du PS, qui énumère une bonne demi-douzaine de conditions fondamentales à l’introduction d’un revenu inconditionnel de base. Aucune n’étant remplie par l’initiative, celle-ci se fait fusiller par Ruth Gurny, présidente du même réseau, qui affirme que cette initiative sera utilisée par la droite parlementaire pour disloquer radicalement les assurances sociales. Formulée en des termes généraux, l’initiative populaire, qui se veut neutre au niveau des partis politiques, cultive cette ambiguïté.

Maryelle Budry en ajoute encore en se référant aux expériences brésilienne et de l’Arkansas. Dans le premier cas, il s’agit d’une allocation familiale nullement inconditionnelle, mais liée au niveau de revenu. Sa contribution à la lutte contre la pauvreté est toutefois restée loin derrière celle opérée par le doublement du salaire minimum. Dans le second cas, il s’agit bien d’un versement inconditionnel, qui redistribue toutefois une partie de la rente pétrolière de l’Alaska. Pour la « réflexion sur les nouveaux modes de vie », il faudra attendre…

 

Trois critères de jugement

La discussion sur l’allocation universelle est suffisamment ancienne pour que l’on sache maintenant de quel côté penche la revendication lorsque l’on regarde trois éléments : le niveau de l’allocation, son financement et la place réservée aux assurances sociales dans le dispositif. Dans le cas présent :

– Le niveau de l’allocation frôle le seuil de pauvreté. Contrairement à ce que dit M. Budry, les 2’500 francs avancés sont loin d’être une hypothèse de travail. Ils sont à la base des estimations sur le coût (200 milliards chaque année, soit environ un tiers du PIB) et ce montant représente l’argument central de la récolte des signatures, comme le montrent les différents visuels de la campagne, certains pastichant une pub de la Loterie romande : une rente mensuelle de 2 500 francs garantie à vie ! Cela ne permettra pas à grand monde de quitter le marché du travail, ni aux chômeurs et chômeuses de vivre correctement. En revanche, on voit fort bien ce que les patrons pourront en faire pour concasser les salaires. Malgré les dénégations des initiant·e·s, l’initiative s’oppose clairement au salaire minimum. La baisse des salaires, directs ou indirects, est du reste prévue, puisque dans leur calcul de financement, 128 milliards devraient provenir des économies réalisées sur les coûts salariaux des entreprises.

– Le financement : outre les économies salariales ci-dessus, on devrait ajouter 70 milliards puisées dans les dépenses actuelles des prestations sociales rendues inutiles par l’allocation. Admettons. Cela englobe une bonne partie de l’AVS, de l’AI, de l’assurance-chômage et de l’aide sociale. On ne touchera donc pas au deuxième pilier, la plus injuste des assurances sociales. Reste la fiscalité, pour financer les prestations restantes (PC, p. ex.). L’ancien porte-parole du Conseil fédéral, Oswald Sigg, parle de taxer les riches. L’entrepreneur allemand Götz Werner, dont le livre fait partie des références du site de l’initiative, parle lui d’augmenter l’impôt sur le revenu des travailleurs et la TVA. A votre avis, de quel côté le parlement suisse va-t-il pencher ?

 

Daniel Süri