«Jean-Luc Mélenchon, vous aviez tort sur les émeutes d'Amiens-Nord»

Nous publions ici une « Tribune » signée par plusieurs camarades – dont notre ami Razmig Keucheyan – membres en France de la Gauche anticapitaliste, courant du NPA qui a récemment rejoint le Front de gauche. Ils s’expriment en réaction critique à de récentes déclarations de Jean-Luc Mélenchon.

Comment faut-il entendre les déclarations de Jean-Luc Mélenchon au sujet des émeutes d’Amiens-Nord ? Le 20 août, le porte-parole du Front de Gauche qualifie leurs acteurs de «bouffons», de «crétins», de «larbins du capitalisme». Ils «n’ont rien à voir avec la contestation de la société capitaliste», dit-il. (Jean-Luc Mélenchon en conférence de presse, le 25 juin 2012, Thomas Samson/AFP)

Ces propos nous semblent erronés et dommageables pour la dynamique prometteuse engagée lors de la présidentielle. Alors que le Front de Gauche est en passe de devenir la principale alternative aux politiques d’austérité, il n’a rien à gagner à tourner le dos aux révoltes urbaines et aux luttes des quartiers populaires, toile de fond de la radicalisation en Europe.

Loin d’être le fruit de « casseurs » à mettre au ban de la contestation du capitalisme, les émeutes participent de l’actualité politique et sociale de ces quatre dernières années, notamment en Grèce et en Grande-Bretagne, où la gauche radicale a réalisé des percées significatives.

 Les précédents de Tottenham et Athènes

En Grèce, les émeutes de 2008 ont éclaté à la mort d’un manifestant de 15 ans, Alexandros Grigoropoulos, atteint par un tir de la police. La vague de révoltes qui a suivi a donné à voir une véritable mise en cause de l’appareil policier par des franges significatives de la jeunesse grecque, mobilisée contre l’absence de perspectives économiques et sociales.

Dès les premiers jours des révoltes, Alexis Tsipras, le président et porte-parole de Syriza, a exprimé sa solidarité avec les émeutiers:

«Notre gauche n’adopte pas de telles pratiques [les émeutes] et ne peut en être considérée comme responsable. Elle refuse cependant de les mettre au même niveau qu’une exécution de sang-froid.

L’assassinat d’ [Alexandros] nous concerne tous. Nous sommes tous partie prenante de cette révolte spontanée qui exige la dignité et le droit à la vie. Aujourd’hui il n’y a pas de place pour les hésitations. Ou bien nous prenons notre vie en main, ou bien nous aurons peur de marcher dans la rue. Ou bien nous arrêtons la politique qui a armé l’assassin, la politique de l’impunité et de la criminalisation des luttes sociales de la jeunesse, ou bien nous vivrons sous la terreur.»

Quatre ans plus tard, la coalition de la gauche radicale, Syriza, atteint 27 % des suffrages exprimés, un score inédit.

En Grande-Bretagne, les révoltes de 2011 se sont également déclenchées en réaction à un meurtre policier – celui de Mark Duggan – dans le contexte de la plus brutale vague d’austérité que le pays ait connue. Quelques mois plus tard, en mars 2012, la figure de la gauche radicale George Galloway a gagné par une très large majorité le siège de Bradford West, auparavant occupé par un parlementaire travailliste. Galloway a décrit sa victoire comme une «insurrection démocratique et pacifique [qui] tire son origine des mêmes colères et aliénations qui ont nourri les désordres dans les villes britanniques l’été dernier».

La réponse à une dépossession

Les émeutes s’inscrivent dans un contexte de radicalisation antisystémique d’importantes franges de la population face à la dégradation de leurs conditions matérielles de vie.

Elles sont des émeutes politiques et s’inscrivent dans ce que le géographe David Harvey appelle «les résistances à la dépossession».

Dans cette récession sans précédent, où les profits tirés de l’exploitation du travail sont insuffisants pour faire redémarrer les investissements et la croissance, la  réponse des gouvernements européens est de générer des profits supplémentaires à destination d’entreprises financières, banques, assurances et opérateurs privés en dépossédant leurs peuples de leurs entreprises publiques et de leurs droits sociaux.

Il faut replacer cette «accumulation par dépossession» dans un contexte plus large de transformations urbaines qui ont favorisé les bulles immobilières et renforcé les clivages sociaux dans les villes.

Les dépossédé·e·s sont aussi le plus souvent des exploité·e·s, n’ayant d’autre choix que de vendre leur force de travail. Mais le chômage structurel et la précarité désorganisent durablement les classes subalternes, et désunissent chaque jour travailleurs-dépossédés et simples dépossédé·e·s.

Un contrôle « très agressif »

Que s’est-il passé à Amiens-Nord à la veille des émeutes ? D’après des riverains, des policiers ont réalisé un contrôle «très agressif» à proximité d’un repas de deuil, puis malmené et gazé la famille qui demandait qu’on respecte son recueillement.

Il s’agit d’un scénario très connu. Des émeutes aux Minguettes en 1983 jusqu’à Villiers-le-Bel (2007) en passant par l’embrasement parti de Clichy-sous-Bois (2005), tout commence par un crime policier, puis le déni de tout forfait par l’appareil répressif, des révoltes «exemplairement» réprimées et l’impunité policière sanctionnée par le pouvoir judiciaire.

A Amiens Nord, les contrôles policiers sont connus pour être particulièrement violents. Celui du 12 août était celui de trop. Mais le contexte socio-économique constitue là aussi un terreau fertile à la révolte. Les habitant·e·s d’Amiens Nord font explicitement le lien entre les exploité·e·s d’hier et les émeutier·ère·s d’aujourd’hui:

«Pour un non diplômé, aucune chance d’être ouvrier chez Dunlop, Goodyear ou Valeo. Les usines dans lesquelles travaillaient nos parents, nos grands-parents, ne recrutent plus quand elles ne licencient pas.»

Du côté des exploité·e·s

En janvier, Jean-Luc Mélenchon se rend au tribunal d’Amiens pour soutenir les syndicalistes de Continental. Par ce geste de solidarité avec les ouvrier·ère·s, il inscrit son combat auprès des exploité·e·s.

On aurait pu attendre de l’ancien candidat qu’il retourne à Amiens pour réclamer l’amnistie des émeutier·ère·s présumés jugés le 17 août – qu’il se montre solidaire des dépossédé·e·s.

Mais le rejet de ces émeutes par Mélenchon s’inscrit dans la longue histoire des rendez-vous manqués entre la gauche sociale et politique et les mouvements de l’immigration coloniale et postcoloniale.

En France, les dépossédé·e·s sont aussi racialisés : les descendant·e·s de colonisé·e·s sont depuis au moins trois décennies les premières victimes du démantèlement des services publics, de la réduction des droits sociaux et de la marginalité urbaine.

Elles·ils subissent la rénovation urbaine et les démolitions des grands ensembles : à la fois une valorisation néolibérale de l’espace urbain, un renforcement des ségrégations sociales et raciales, accompagnées d’un vaste dispositif sécuritaire.

Le Front de Gauche ne peut pas exclure de son rassemblement populaire les dépossédé·e·s ; il ne peut et ne pourra pas faire sans les populations issues de l’immigration postcoloniale et les habitant·e·s des quartiers populaires. Aujourd’hui, la gauche de transformation sociale a la responsabilité de reconnaître les exigences portées par les émeutes et de les intégrer à son projet politique. 

 

Cédric Durand, économiste, Razmig Keucheyan, sociologue, Julien Rivoire, enseignant, Flavia Verri, enseignante.

Membres de la Gauche anticapitaliste militant au Front de Gauche Tribune mise en ligne le 31.8.12 sur www.Rue89.com