Eric J. Hobsbawm n'est plus

Eric J. Hobsbawm n'est plus : Retour sur son «Âge des extrêmes»

L’historien britannique Eric J. Hobsbawm est décédé le 1er octobre dernier à l’âge de 95 ans. J’avais eu l’occasion de le rencontrer à plusieurs reprises à l’Université de Lausanne, où il avait évoqué l’engagement des intellectuels dans la Guerre d’Espagne (1997) et développé sa vision originale du 20e siècle (2002). C’était un homme aimable, simple et très enjoué, malgré un âge avancé. En 2002, il était revenu de son enthousiasme pour le New Labour britannique et la mue du PCI en PDS (futur Parti démocrate) en Italie. Il était profondément ébranlé par la naissance du mouvement altermondialiste et se passionnait pour les nouvelles expressions du rejet du capitalisme qu’il croyait déceler parmi la jeunesse. Je me souviens que nous avions évoqué les présidentielles françaises de 2002 et qu’il comprenait que l’on ne vote pas pour Lionel Jospin au 1er tour. Nous avions fini la soirée autour de plusieurs verres en reprenant des chansons du mouvement ouvrier dans un restaurant lausannois… Nous reproduisons ici de larges extraits d’un commentaire sur son livre le plus connu, L’Âge des extrêmes, écrit par l’historien Enzo Traverso, il y a trois ans, pour la Revue des livres et des idées. (JB)

 

 Eric John Hobsbawm est sans doute, aujourd’hui, l’historien le plus lu dans le monde. Cette notoriété tient surtout au succès planétaire de L’Âge des extrêmes, son histoire du « court » 20e siècle (1). (…) Ce constat révèle un paradoxe, car le 20e siècle s’est achevé dans un climat de restauration intellectuelle et politique, congédié par un vacarme médiatique qui annonçait le triomphe définitif de la société de marché et du libéralisme. Hobsbawm, en revanche, ne cachait pas ses sympathies pour le communisme, le grand perdant de la guerre froide, ni son attachement à une conception de l’histoire d’inspiration marxiste (2). 

Le succès de son livre faisait désordre, en fissurant le consensus libéral autour d’une vision du capitalisme selon laquelle celui-ci est un ordre naturel dépourvu d’alternatives (3). La chose est particulièrement vraie s’agissant de la France, pays dans lequel ce livre ne fut disponible en librairie, grâce à un éditeur belge, que cinq ans après son édition anglaise originale et après qu’il avait déjà été traduit en plus d’une vingtaine de langues. 

En 1997, Pierre Nora expliquait dans Le Débat qu’un tel ouvrage, anachronique et inspiré par une idéologie d’une autre époque, n’aurait jamais pu être rentable pour un éditeur, raison pour laquelle il avait décidé de le refuser dans sa collection chez Gallimard (4). Rarement un éditeur et intellectuel aura formulé un pronostic moins éclairé, mais comment aurait-il pu en être autrement en partant du postulat selon lequel la sensibilité des lecteurs correspondait parfaitement à l’accueil enthousiaste réservé par les médias au Passé d’une illusion de François Furet (1995) et au Livre noir du communisme de Stéphane Courtois (1997) ?

 

Une tétralogie

L’Âge des extrêmes est le dernier volume d’une tétralogie. Il fait suite à trois ouvrages consacrés à l’histoire du 19e siècle parus entre 1962 et 1987. Le premier analyse les bouleversements sociaux et politiques qui ont accompagné la transition de l’Ancien Régime à l’Europe bourgeoise (L’Ère des révolutions 1789-1848). Le deuxième reconstitue l’essor du capitalisme industriel et la consolidation de la bourgeoisie comme classe dominante (L’Ère du capital 1848-1875). Le troisième étudie l’avènement de l’impérialisme et se termine avec l’apparition des conflits entre les grandes puissances qui fissurent le « concert européen », en créant les prémisses de son éclatement (L’Ère des empires 1875-1914). La rédaction de ces ouvrages n’avait pas été planifiée ; ils sont nés au fil du temps, encouragés par des éditeurs et stimulés par l’évolution des recherches de Hobsbawm.

La trajectoire historiographique de Hobsbawm est celle d’un spécialiste du 19e siècle. En 1952, il fonde avec Edward P. Thompson et Christopher Hill la revue Past and Present, tentative de synthèse entre le marxisme et l’école des Annales. Il se consacre à l’étude de l’histoire sociale des classes laborieuses et des révoltes paysannes à l’époque de la révolution industrielle. Le marxisme et la formation du mouvement ouvrier sont au centre de ses intérêts. Ses grandes synthèses historiques accompagnent l’élaboration de ses travaux de pionniers. 

De facture plus classique et écrites dans un style accessible à un large public, elles ne construisent pas de nouveaux objets d’investigation ni ne bouleversent les approches historiographiques traditionnelles. Elles brossent une vaste fresque du 19e siècle qui, dans la longue durée, en met en lumière les forces sociales. Ainsi, il persiste un écart entre, d’une part, l’historien des briseurs de machines et de la résistance paysanne aux enclosures dans les campagnes anglaises et, d’autre part, celui des grandes synthèses sur les « révolutions bourgeoises » et l’avènement du capitalisme industriel. Cet écart ne sera pas surmonté par le dernier volume de sa tétralogie, prisonnier d’une tendance qu’il a toujours reprochée à l’historiographie traditionnelle du mouvement ouvrier : regarder l’histoire « par en haut », sans se soucier de ce que pensaient les gens ordinaires, les acteurs « d’en bas » (5).

Hobsbawm a conçu le projet d’une histoire du 20e siècle au lendemain de la chute du mur de Berlin. Il fut l’un des premiers à interpréter cet événement comme le signe d’une mutation qui non seulement mettait fin à la guerre froide mais, à une échelle plus vaste, clôturait un siècle. Naissait alors l’idée d’un « court » 20e siècle, encadré par deux tournants majeurs de l’histoire européenne – la Grande Guerre et l’effondrement du socialisme réel – et opposé à un « long » 19e siècle allant de la Révolution française aux tranchées de 1914. Si la guerre a été la véritable matrice du 20e siècle, la révolution bolchevique et le communisme lui ont donné son profil. Hobsbawm le place tout entier sous le signe d’Octobre, et c’est l’achèvement de la trajectoire de l’URSS, au bout d’un long déclin, qui en signe la conclusion.

 

Hobsbawm et le «court» 20e siècle

Né à Alexandrie en 1917 d’un père anglais et d’une mère autrichienne, Hobsbawm se définit comme le rejeton de deux piliers de l’Europe du 19e siècle: l’Empire britannique et l’Autriche habsbourgeoise. C’est à Berlin, en 1932, à l’âge de quinze ans, qu’il devient communiste. Ce choix ne sera pas remis en cause au cours des décennies suivantes pendant lesquelles il étudie puis enseigne dans les meilleures universités britanniques.

Le 20e siècle a été sa vie, et il admet, en toute honnêteté, sa difficulté à dissocier l’histoire de l’autobiographie. (…) L’impact de L’Âge des extrêmes a été d’autant plus fort que, en achevant sa tétralogie, Hobsbawm entérinait un tournant intervenu dans notre perception du passé. Il procédait à la mise en histoire d’une époque qui, considérée jusqu’alors comme un présent vécu, était maintenant appréhendée comme révolue et clôturée, bref, comme histoire. La guerre froide quittait les chroniques de l’actualité pour devenir l’objet d’un récit historique qui l’inscrivait dans une séquence plus large, en remontant jusqu’à 1914. L’idée d’un « court » 20e siècle entra dans la sphère publique, puis dans le sens commun. (…)

Les pages les plus puissantes de L’Âge des extrêmes sont celles du premier chapitre, où Hobsbawm décrit l’ouverture du 20e siècle dans un climat apocalyptique qui renverse littéralement toutes les certitudes d’une ère antérieure de paix et de prospérité. Le nouveau siècle commence comme une « ère de la catastrophe » (1914-1945), encadrée par deux guerres totales destructrices et meurtrières: trois décennies pendant lesquelles l’Europe assiste à l’effondrement de son économie et de ses institutions politiques. Défié par la révolution bolchevique, le capitalisme semble avoir fait son temps, tandis que les institutions libérales apparaissent comme les vestiges d’un âge révolu lorsqu’elles se décomposent, parfois sans offrir la moindre résistance, face à l’essor des fascismes et des dictatures militaires en Italie, Allemagne, Autriche, Portugal, Espagne et dans plusieurs pays d’Europe centrale. Le progrès s’est révélé illusoire et l’Europe a cessé d’être le centre du monde. 

La Société des Nations, son nouveau gérant, est immobile et impuissante. Face à ces trois décennies cataclysmiques, celles d’après-guerre – «l’âge d’or» (1945-1973) et «la débâcle» (1973-1991) – semblent deux moments distincts d’une seule et même époque qui coïncide avec l’histoire de la guerre froide. L’«âge d’or» est celui des Trente Glorieuses, avec la diffusion du fordisme, l’élargissement de la consommation de masse et l’avènement d’une prospérité généralisée apparemment inépuisable. La «débâcle» (landslide) commence avec la crise du pétrole de 1973 qui met fin au boom économique et se prolonge par une longue onde récessive. À l’Est, elle s’annonce par la guerre d’Afghanistan (1978) qui amorce la crise du système soviétique et l’accompagne jusqu’à sa décomposition. La «débâcle» fait suite à la décolonisation – entre l’indépendance de l’Inde (1947) et la guerre du Vietnam (1960-1975) – pendant laquelle l’essor des mouvements de libération nationale et des révolutions anti-impérialistes se mêle au conflit entre les grandes puissances.

 

Eurocentrisme

(…) Les découpages historiques choisis par Hobsbawm ne sont pas généralisables. Est-il légitime de considérer 1789 ou 1914 comme des grands tournants pour l’histoire de l’Afrique ? Le congrès de Berlin (1884) et les années de la décolonisation (1960) seraient à coup sûr des clivages plus pertinents. Vues d’Asie, les grandes ruptures du 20e siècle – l’indépendance de l’Inde (1947), la Révolution chinoise (1949), la guerre de Corée (1950-1953), la guerre du Vietnam (1960-1975) – ne coïncident pas forcément avec celles de l’histoire européenne. La Révolution chinoise de 1949 a transformé en profondeur les structures sociales et les conditions de vie d’une portion d’humanité bien plus vaste que l’Europe, mais les décennies comprises entre 1945 et 1973 – marquées par la guerre civile, le « Grand bond en avant » et la Révolution culturelle – n’ont pas été un « âge d’or » pour les habitant·e·s de cet immense pays. 

Pendant cette période, les Vietnamien·nes et les Cambodgien·nes ont subi des bombardements plus étendus que ceux qui ont dévasté l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, les Coréen·nes ont connu les affres d’une guerre civile et de deux dictatures militaires, tandis que les Indonésien·nes ont subi un coup d’État anticommuniste aux dimensions littéralement exterminatrices (500 000 victimes). Seul le Japon vécut une époque de liberté et de prospérité comparable à l’« âge d’or » du monde occidental. L’Amérique latine (…) est restée en dehors des guerres mondiales du 20e siècle. Elle a connu deux grandes révolutions – la mexicaine (1910-1917) et la cubaine (1959) – et son ère de la catastrophe se situe plutôt entre le début des années 1970 et la fin des années 1980, lorsque le continent est dominé par des dictatures militaires sanglantes, non plus populistes et desarrollistas (développementiste), mais néolibérales et terriblement répressives.

Bien qu’il récuse toute attitude condescendante et ethnocentrique à l’égard des pays « retardataires et pauvres », Hobsbawm postule leur subalternité (…). À ses yeux, ces pays ont connu une dynamique « dérivée, non originale ». Leur histoire se réduirait essentiellement aux tentatives de leurs élites « pour imiter le modèle dont l’Occident fut le pionnier », c’est-à-dire le développement industriel et technico-scientifique, « dans une variante capitaliste ou socialiste » (p. 266). 

Avec un argument similaire, Hobsbawm semble justifier le culte de la personnalité instauré par Staline en URSS, en le considérant bien adapté à une population paysanne dont la mentalité correspondait à celle des plèbes occidentales du 11e siècle (p. 504). Ces passages relativisent considérablement la portée des révolutions coloniales qu’il décrit comme des ruptures éphémères et limitées. Au fond, L’Âge des extrêmes ne perçoit pas dans la révolte des peuples colonisés et leur transformation en sujet politique sur la scène mondiale un aspect central de l’histoire du 20e siècle.

Ce constat renvoie à l’écart souligné plus haut entre deux Hobsbawm : d’une part, l’historien social qui s’intéresse à ceux « d’en bas » en restituant leur voix et, de l’autre, l’auteur des grandes synthèses historiques où les classes subalternes redeviennent une masse anonyme. L’auteur de L’Âge des extrêmes est pourtant le même qui a écrit Les Primitifs de la révolte (1959) et Bandits (1969), pour lequel l’acquisition d’une conscience politique chez les paysans du monde colonial « a fait de notre siècle le plus révolutionnaire de l’histoire (6) ». 

Les représentants des Subaltern Studies, notamment Ranajit Guha, ont reproché à leur collègue britannique de considérer les luttes paysannes comme essentiellement « prépolitiques » à cause de leur caractère « improvisé, archaïque et spontané », et d’être incapable d’en saisir la dimension profondément politique, quoiqu’irréductible aux codes idéologiques du monde occidental (7). Cette critique vaut certes davantage pour sa tétralogie que pour ses études d’histoire sociale. Selon Edward Said, cette représentation des sociétés non occidentales comme lieux d’une histoire « dérivée, non originale », est un « point aveugle » tout à fait surprenant chez un chercheur qui s’est distingué pour avoir critiqué l’eurocentrisme de l’historiographie traditionnelle et étudié les « traditions inventées (8)». (…)

 

Communisme

Le fil rouge qui traverse L’Âge des extrêmes étant la trajectoire du communisme, sa comparaison avec Le Passé d’une illusion (1995) est pratiquement inévitable. Hobsbawm n’a jamais vu en François Furet un grand historien, qu’il tenait au fond pour un épigone du conservateur Alfred Cobban. En réalité, la véritable cible de l’interprétation libérale de 1789 a toujours été 1917. Furet l’avait montré dans un pamphlet d’une rare violence polémique, Penser la Révolution française (1978), et son dernier bilan de l’histoire du communisme n’était pour Hobsbawm qu’un « produit tardif de l’époque de la guerre froide (9) ». 

Le Passé d’une illusion trahit la morgue du vainqueur ; L’Âge des extrêmes est écrit par un vaincu qui ne renie pas son combat. (…) Furet a consacré son ouvrage à l’avènement, la montée et la chute du communisme ; Hobsbawm a étudié aussi la crise et la renaissance du capitalisme. Après l’effondrement de l’Europe libérale en 1914, le capitalisme a connu le défi de la révolution d’Octobre et une crise planétaire en 1929. Pendant les années de l’entre-deux-guerres, son avenir semblait bien incertain. Keynes, le plus brillant et original de ses thérapeutes, le considérait historiquement condamné, et pourtant le capitalisme a connu une relance spectaculaire après 1945, jusqu’à sa victoire en 1991. (…)

Hobsbawm a écrit une tragédie. L’espérance libératrice portée par le communisme a traversé le siècle comme un météore. Son but n’était pas la destruction de la démocratie, mais l’instauration de l’égalité, le renversement de la pyramide sociale, la prise en main de leur destin par celles et ceux qui ont toujours été soumis et exploités. La révolution d’Octobre – un rêve qui « vit encore en moi », affirme-t-il dans son autobiographie (10) – a transformé cette espérance libératrice en « utopie concrète ». Incarnée par l’État soviétique, elle a connu d’abord une ascension spectaculaire puis un long déclin, lorsque sa force propulsive s’est épuisée, jusqu’à sa chute finale. 

Le socialisme soviétique a été effrayant, Hobsbawm le reconnaît sans hésitations, mais il n’avait pas d’alternative. « La tragédie de la révolution d’Octobre, écrit-il, est précisément de n’avoir pu produire qu’un socialisme autoritaire, implacable et brutal » (p. 642). (…) Le communisme ne pouvait qu’échouer, mais il a rempli une fonction nécessaire. Sa vocation était sacrificielle. « Le résultat le plus durable de la révolution d’Octobre, dont l’objectif était le renversement mondial du capitalisme, écrit-il dans L’Âge des extrêmes, fut de sauver son adversaire, dans la guerre comme dans la paix, en l’incitant, par peur, après la Seconde Guerre mondiale, à se réformer » (p. 27). 

Il l’a sauvé à Stalingrad, en payant le prix le plus élevé dans la résistance contre le nazisme. Puis l’a forcé à se transformer, car il n’est pas sûr que, sans le défi représenté par l’URSS, le capitalisme aurait connu le New Deal et l’État-providence, ni que le libéralisme aurait enfin accepté le suffrage universel et la démocratie (cette dernière n’étant nullement « identique » au libéralisme, sur le plan philosophique comme sur le plan historique, contrairement à ce que pose l’axiome de Furet). Mais la victoire du capital n’incite certes pas à l’optimisme; elle semble plutôt évoquer l’Ange de l’histoire de Benjamin, cité au passage par Hobsbawm, qui voit le passé comme une montagne de décombres.

Il esquisse un portrait de Staline plutôt sévère : « un autocrate d’une férocité, d’une cruauté et d’une absence de scrupule exceptionnelles, pour ne pas dire uniques » (p. 493). Mais il s’empresse d’ajouter que, dans les conditions de l’URSS des années 1920 et 1930, aucune politique d’industrialisation et de modernisation n’aurait pu être menée sans violence ni coercition. (…) Le stalinisme fut le produit d’un repli de la Révolution russe sur elle-même, isolée après la défaite des tentatives révolutionnaires en Europe centrale, encerclée par un monde capitaliste hostile et surtout confrontée, à partir de 1933, à la menace nazie. 

Hobsbawm compare l’universalisme de la révolution d’Octobre à celui de la Révolution française. Il décrit son influence et sa diffusion comme la force magnétique d’une « religion séculière », qui lui rappelle l’islam des origines, des 7e et 8e siècles. De cette « religion séculière » Hobsbawm n’a jamais été un croyant naïf ni aveugle, mais certes un disciple fidèle, y compris lorsque ses dogmes se sont révélés mensongers. Il fut l’un des rares représentants de l’historiographie marxiste britannique à ne pas quitter le Parti communiste en 1956. (…) En novembre 2006, Hobsbawm se livrait encore à une justification de la répression soviétique de 1956 en Hongrie, et même à une apologie de János Kádár.

 

Barbarie

Le 20e siècle peint par Hobsbawm est en réalité un diptyque dont la Seconde Guerre mondiale marque la ligne de partage. Il la présente comme une « guerre civile idéologique internationale » dans laquelle, au-delà des États et des armées, s’affrontaient des idéologies, des visions du monde, des modèles de civilisation (p. 197). Dans une étude parallèle à L’Âge des extrêmes, il saisit le noyau profond de cette guerre dans l’opposition entre Lumières et anti-Lumières, les unes incarnées par la coalition des démocraties occidentales et du communisme soviétique, les autres par le nazisme et ses alliés. Ce fut l’ensemble des « valeurs héritées du 18e siècle » qui empêcha le monde de « sombrer dans les ténèbres (11) ». 

Contrairement aux philosophes de l’école de Francfort, Hobsbawm ne va pas jusqu’à saisir les racines de la barbarie dans la civilisation elle-même, une civilisation qui aurait métamorphosé le rationalisme émancipateur des Lumières en rationalité instrumentale aveugle et dominatrice du totalitarisme. Cette antinomie absolue entre civilisation et barbarie – qui n’est pas sans rappeler La Destruction de la raison de Georg Lukács (1953) – le conduit plutôt à rejeter le concept de totalitarisme. 

Loin de dévoiler l’identité du nazisme et du communisme, le pacte de non-agression germano-soviétique de l’été 1939 ne fut qu’une parenthèse éphémère, opportuniste et contre-nature. « Si les similitudes entre les systèmes de Hitler et Staline sont indéniables », écrit Hobsbawm en critiquant Furet, leur rapprochement « s’était fait à partir de racines idéologiques foncièrement différentes et largement séparées (12) ». Leur convergence était superficielle, suffisante à fixer des analogies formelles, pas à définir une nature commune. Le 20e siècle a opposé la liberté et l’égalité, deux idéologies issues de la tradition des Lumières, alors que le nazisme était une variante moderne des anti-Lumières, fondée sur le racisme biologique (13). (…)

 

Approche braudélienne

Dans son autobiographie, Hobsbawm reconnaît l’influence exercée sur lui par l’école des Annales. Il rappelle l’impact de La Méditerranée de Braudel sur les jeunes historiens des années 1950, puis, en empruntant la formule à Carlo Ginzburg, il constate le passage de l’historiographie, après 1968, du télescope au microscope : un déplacement de l’analyse des structures socio-économiques à l’étude des mentalités et des cultures (14). (…) Dans L’Âge des extrêmes, le 20e siècle est observé au télescope. Hobsbawm y adopte une approche braudélienne dans laquelle la « longue durée » engloutit l’événement. Les moments majeurs d’un siècle cataclysmique sont passés en revue comme les pièces d’un ensemble, rarement appréhendés dans leur singularité. (…)

L’adoption de cette approche de « longue durée » effaçant la singularité des événements n’est pas une innovation du dernier Hobsbawm (…). Dans L’Âge des extrêmes, toutefois, la longue durée ne s’inscrit plus dans une vision téléologique de l’histoire. Hobsbawm a instauré avec Marx un rapport critique et ouvert, pas dogmatique. Il a toujours rejeté la vision d’une succession hiérarchique et inéluctable de stades historiques de la civilisation, typique d’un marxisme qu’il qualifie de « vulgaire ». Il y a quelques décennies, cependant, il pensait que l’histoire avait une direction et qu’elle allait vers le socialisme. Dans L’Âge des extrêmes, cette certitude a disparu: l’avenir nous est inconnu. 

Les derniers mots du livre – un avenir de « ténèbres » – semblent faire écho au diagnostic de Max Weber qui, en 1919, annonçait « une nuit polaire, d’une obscurité et d’une dureté glaciales (15) ». Hobsbawm a pris acte de l’échec du socialisme réel : « Si l’humanité doit avoir un semblant d’avenir, ce ne saurait être en prolongeant le passé ou le présent » (p. 749). Une nouvelle catastrophe se dessine à l’horizon, mais les tentatives de changer le monde faites dans le passé ont échoué. Il faut changer de route et nous n’avons pas de boussole. L’inquiétude d’Hobsbawm est celle de notre temps. 

 

Enzo Traverso

 

La version complète de cet article est disponible sur le site de la « Revue des Livres » (www.revuedeslivres.fr). Enzo Traverso est maître de conférences en sciences politiques à l’université de Picardie. Il est l’auteur, entre autres, de « À feu et à sang. De la guerre civile européenne, 1914-1945 » ; « Le Passé, mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique » ; et « La Violence nazie. Essai de généalogie historique ».

 


1. Eric Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century 1914-1991, Londres, Time Inc., 1994 (L’âge des extrêmes. Histoire du court 20e siècle 1914-1991, trad. P.-E. Dauzat, Bruxelles, André Versailles éditeur, 2008 (1re éd. Bruxelles, Complexe, 1999); les indications de page dans le texte renvoient à la version anglaise).

2. Eric John Hobsbawm a été membre du Parti communiste britannique, de 1936 à 1991 (année de sa dissolution), une vingtaine de ses ouvrages ont été traduits en français, dont les plus importants sont sa tétralogie (L’ère des révolutions: 1789-1848, L’ère du capital: 1848-1875, L’ère des empires: 1875-1914 et L’âge des extrêmes. Histoire du court 20e siècle: 1914-1991) et L’invention de la tradition.

3. La réception du livre de Hobsbawm a coïncidé avec l’essor du blairisme en Angleterre, vis-à-vis duquel il prit ses distances, après en avoir été l’un des inspirateurs dans les pages de la revue Marxism Today. Sur les contradictions politiques de Hobsbawm, qui appuya la naissance du New Labour sans se rendre compte que Tony Blair s’inscrivait dans la continuité du thatcherisme, voir Perry Anderson, «The Vanquished Left: Eric Hobsbawm», in Spectrum. From Right to Left in the History of Ideas, Londres, Verso, 2005, p. 316-318.

4. Voir Pierre Nora, «Traduire: nécessité et difficultés», Le Débat, 1997, n° 93, p. 94.

5. Voir par exemple E. Hobsbawm, «Labour History and Ideology» (1974), in Worlds of Labour. Further Studies in the History of Labour, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1984, ch. I.

6. Eric Hobsbawm, Primitive Rebels, Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th centuries, New York, Norton, 1959, p. 3; E. Hobsbawm, Les Bandits, Paris, La Découverte, 2008. Voir à ce sujet M. Löwy, «Du capitaine Swing à Pancho Villa. Résistances paysannes dans l’historiographie d’Eric Hobsbawm», Diogène, n°189, 2000.

7. Ranajit Guha, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Cambridge, Harvard University Press, 1983,
p. 5-13. Voir aussi Jackie Assayag, «Sur les échasses du temps, Histoire et anthrophologie chez Eric Hobsbawm», Revue d’histoire moderne et contemporaine
n° 53-54, 2006, p. 110.

8. Edward Said, «Contra Mundum», in Reflections on Exile, Londres, Granta, 2001, p. 481. Edward Said fait allusion à Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.) L’Invention de la tradition, trad. C. Vivier, Paris, Editions Amsterdam, 2006.

9. Eric Hobsbawm, «Histoire et illusion», Le Débat n° 89, p. 138. Sur la critique de Furet historien de la Révolution française, voir Eric Hobsbawm, Aux armes historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française, trad. J. Louvrier, Paris, La Découverte, 2007.

10. Eric Hobsbawm, Franc-Tireur. Autobiographie, Paris, Ramsay, 2005.

11 « Eric Hobsbawm, Barbarism : A User’s Guide (1994) », in On History, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1997, p. 254.

12 Eric Hobsbawm, Histoire et illusion, art. cit., p. 129.

13 Sur ce point, Hobsbawm converge avec Dan Diner, Das Jahrundert verstehen. Ein universalhistorisch Deutung, Münich, Luchterhand, 1999, p. 54 et 68.

14 Eric Hobsbawm, Franc-Tireur…, op. cit.

15 Max Weber, Le Savant et le Politique, trad. C. Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003.