«Histoire et combats»

«Histoire et combats» : Un livre d'histoire qui incite à moins de négligence

À l’initiative du Collège du Travail (Genève) et des Éditions d’en bas, avec le soutien de l’Association pour l’étude du mouvement ouvrier (AÉHMO), vingt-deux articles de l’historien Marc Vuilleumier ont été regroupés dans un livre consacré à l’histoire du mouvement ouvrier et du socialisme en Suisse, de la première Internationale à 1964. 

L’auteur commente chacun de ces textes en précisant les circonstances de leur première publication, ainsi que quelques éléments de mise à jour. L’ouvrage est aussi introduit par un très beau texte où l’historien retrace son itinéraire intellectuel et les difficultés rencontrées pour construire une histoire du mouvement ouvrier rigoureuse et critique.

Les textes choisis pour cet ouvrage ne sont pas tous de même nature. Ils correspondent le plus souvent à des communications scientifiques, mais aussi parfois à des interventions dans le monde syndical et associatif. Ils concernent en premier lieu des figures peu étudiées par les historiens comme les réfugiés, notamment communards, les anarchistes, autour de Bakounine notamment, ou les immigré·e·s. Ils nous donnent donc à voir, même s’ils évoquent surtout des acteurs qui ont été des porte-parole des milieux qu’ils défendaient, des aspects mal connus de la société helvétique et de ses réalités sociales.

 

Construire une intelligibilité du passé

Le mouvement social n’a jamais été à l’aise avec la prise en compte de sa propre histoire pour définir ses actions du présent. En Suisse en particulier, Marc Vuilleumier avait déjà pointé depuis un certain temps cette incapacité des organisations ouvrières de se construire leur propre intelligibilité du passé par le biais d’une autonomie de pensée critique à l’égard de la pensée dominante : «jusqu’à aujourd’hui, ce sont les milieux du patriciat qui ont exercé une indéniable hégémonie en matière culturelle, une hégémonie qui se traduisait, sur le plan matériel, par un très strict contrôle des carrières, l’élimination inexorable et l’étouffement de tout esprit progressif». Il en est résulté que le mouvement ouvrier qui, «pour ces raisons, ne pouvait guère puiser dans les rangs des intellectuels d’origine bourgeoise, comme en France ou en Italie, n’a guère su surmonter ce handicap en formant ses propres cadres, en sécrétant ses intellectuels organiques» (p. 109, texte de 1977).

Marc Vuilleumier donnait aussi un exemple concret des représentations orientées qui en résultaient. Pestalozzi a bien sûr toute sa place dans le «Panthéon fédéral», écrivait-il, et «personne n’ignore que ce sont les troupes françaises qui ont massacré les parents» des malheureux enfants dont il s’occupait?; mais qui sait en réalité que «peu auparavant, le doux Pestalozzi avait fermement condamné le soulèvement réactionnaire des Nidwaldiens et appelé de ses vœux son écrasement le plus rapide?» (p. 72, texte de 1973).

Aujourd’hui, en Suisse, même si la pensée critique et la connaissance de l’histoire sociale et ouvrière se sont développées, les partis, syndicats et associations progressistes ne se distinguent guère par des usages éclairés du passé dans leurs pratiques politiques. De nombreux exemples qu’il n’est pas possible d’évoquer ici démontrent même tout le contraire. Cet ouvrage de Marc Vuilleumier devrait donc intéresser non seulement les historien·ne·s qui cèdent à l’air du temps en négligeant la dimension sociale au profit d’un culturalisme à la mode, mais aussi celles et ceux qui se demandent comment reconstruire des pratiques sociales critiques au cœur du consensus helvétique. Le regard dense et rigoureux de Marc Vuilleumier sur la société helvétique d’antan, comme sa capacité à nous en montrer les contradictions et les caractères occultés, pourraient les inspirer.

 

Charles Heimberg