Tunisie

Tunisie : Processus révolutionnaire en panne? Une mise au point

Nous nous sommes entretenus avec notre camarade Anis Mansouri de la situation politique en Tunisie qui semble s’éloigner toujours plus des objectifs visés par le mouvement révolutionnaire tunisien. Aujourd’hui, les arrestations de militant·e·s, dont celle du syndicaliste Abdessalam Hidouri, et le viol d’une jeune femme par les forces de l’ordre à Tunis relancent la question de l’héritage de l’ère Ben Ali. Pourtant, les mouvements sociaux continuent sans relâche leur lutte.

 

 

Peux-tu nous résumer l’histoire du viol et le rôle de la police dans cette agression sexuelle, ainsi que la résistance qu’a soulevé ce crime

 

Une jeune femme a été violée à Tunis par des agents des forces de l’ordre début septembre. Le mardi 2 octobre, la victime a été au cœur d’une tentative de machination de la part du procureur général, instance clé du ministère de la justice. Elle a été accusée d’« atteinte à la pudeur », quand bien même au moment du viol elle était accompagnée de son fiancé?; l’un des trois agents a par ailleurs tenté d’extorquer de l’argent à ce dernier.

Ce viol abominable est certes l’expression de la domination de la pensée patriarcale en Tunisie qui entend soumettre les femmes et les exclure de l’espace public. Mais cette affaire montre aussi, une fois de plus, l’absence de toute volonté du gouvernement d’ouvrir le dossier de la torture pratiquée systématiquement par la police tunisienne, pas plus que celui de l’indépendance de la justice et de l’assainissement nécessaire de pratiques et de décisions qui ont toujours garanti l’impunité des bourreaux.

Ces deux questions sont au cœur des revendications des militant·e·s pour les droits humains et sociaux en Tunisie. L’affaire a donc un grand retentissement et elle a déclenché une très large mobilisation. Toutes les composantes du mouvement progressiste, féministe et révolutionnaire se sont engagées dans cette affaire. Un important rassemblement d’avocat·e·s, de militantes féministes de l’ATFD (association tunisienne des femmes démocrates), des syndicalistes, des représentant.e.s des différentes organisations de la gauche combative, de journalistes progressistes, d’artistes etc… a eu lieu devant le tribunal le jour même. Les mouvements populaires ont pu ainsi mettre le juge d’instruction sous pression pour qu’il abandonne les charges contre la victime. 

 

 

Comment s’est déroulée l’arrestation de Abdessalem Hidouri par les forces de l’ordre? Et comment les mobilisations et les résistances populaires ont permis sa libération?

 

Les ha-bi-tant·e·s du village d’El Omrane, de Menzel Bouzayeinne, berceau du processus révo-lu-tion-naire, s’étaient donné rendez-vous pour revendiquer leurs droits à un travail digne et à un développement équitable entre les régions. La nuit du 27 septembre, les forces de l’ordre les ont attaqués avec une brutalité qui rappelle celle de l’ère Ben Ali, marquée par le pillage et l’arrestation de 25 personnes. Abdesslem Hidouri, syndicaliste, l’un des coordinateurs des sit-in de la Casbah 1 et 2, et membre de la Ligue de la Gauche Ouvrière, était parmi eux.

Le samedi 29, la centrale syndicale proclamait une grève générale paralysant toute la ville. Elle a également publié une déclaration de soutien aux ha-bi-tant·e·s et de solidarité avec les activistes arrêtés. Quant à ces der-niers·ères, ils·elles ont lancé une grève de la faim depuis leurs cellules. Le bureau exécutif de l’UGTT a même appelé le gouvernement à répondre positivement aux revendications légitimes des ha-bi-tant·e·s d’El Omrane. L’appel à la grève dans l’enseignement secondaire à Menzel Bouzayeinne a été massivement suivi par les en-seignant·e·s et le personnel administratif. Le front populaire a donné un soutien inconditionnel à cette mobilisation populaire s’inscrivant ainsi dans la légitime continuité du processus révolutionnaire lancé depuis le 17 décembre 2010.

Plusieurs personnes se sont mises en grève de la faim en solidarité avec leurs enfants arrêtés, dont une maman de 81 ans et un papa de 90 ans ! En effet, le mardi 11 prisonniers ont été libérés dont le camarade Abdessalem Hidouri  qui a déclaré avoir été torturé. Le vendredi 5 octobre, un meeting populaire à Sidi Bouzid a provoqué la fuite du gouverneur de la ville sous la protection des militaires. 

 

 

Le mouvement social n’est pas mort en Tunisie, loin s’en faut. Explique nous les dynamiques autour de la création du Front populaire?

 

Le Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution (FP.ror) est un regroupement des organisations de la gauche combative et révolutionnaire et des courants progressistes du nationalisme arabe. C’est une réponse urgente et nécessaire aux exigences du processus révolutionnaire en cours dans le pays.

C’est l’aboutissement d’une longue gestation pour la cristallisation d’un 3e pole ouvrier et populaire afin de contrer la bipolarisation de la scène politique dominée par la « troïka » constituée des islamistes et de leurs alliés d’un côté, et de l’autre par les libéraux de l’ancien régime recyclés en « démocrates » anti-ennahdha. Le dimanche 7 octobre sera lancé le FP.ror lors d’un grand meeting dans la capitale. Le FP.ror est doté d’une charte populaire, patriotique et révolutionnaire afin de satisfaire les aspirations de notre peuple à la souveraineté nationale et populaire et à l’émancipation sociale et politique.

C’est un moment décisif dans l’histoire de la gauche tunisienne en particulier et arabe en général pour l’élaboration d’une perspective de lutte et de construction d’un projet de société libre, juste et égalitaire. La dynamique lancée par le FP.ror permettra aux différentes forces de s’organiser dans des structures locales, régionales et nationales en vue d’associer et d’unir toutes les luttes qui s’inscrivent dans ce projet d’émancipation.

 

Propos recueillis pour « solidaritéS » par Joseph Daher