La Suisse reste-t-elle un havre de paix pour les fraudeurs?

Le 23 novembre dernier, le Bundesrat allemand a rejeté le projet d’accord promu par les milieux bancaires suisses. Pour mieux comprendre les enjeux liés à cet énième rebondissement du feuilleton « Rubik », notre rédaction s’est entretenue avec Sébastien Guex, professeur d’histoire à l’Université de Lausanne et spécialiste de la place financière.


 

Le rejet de l’accord Rubik par la chambre des Länder allemands dominés par les sociaux-démocrates du SPD est-il une catastrophe pour les milieux bancaires suisses?

Parler de catastrophe est vraiment exagéré. Le problème de fond est de savoir si les difficultés actuelles de la place financière suisse avec l’Allemagne entrainent une fuite de clients allemands paniqués. Comme il s’agit d’une clientèle numériquement très importante, une telle fuite aurait des répercussions sur les statistiques de la Banque nationale suisse concernant la valeur des dépôts placés dans les banques helvétiques. Or, non seulement il n’y a aucune baisse, mais les dépôts en Suisse sont même en augmentation. En outre, certains secteurs spécialisés dans la gestion de fortune se portent très bien : Julius Bär a embauché ces derniers mois et a racheté un concurrent étasunien.

Du reste, on voit que le ton des milieux bancaires n’est pas alarmiste : on est loin de la crise de 2009, où le Conseil fédéral a dû décider en catastrophe s’il fallait livrer des noms de clients d’UBS au fisc étasunien. Il faut aussi relativiser les menaces sur la place financière suisse en rappelant que les autres places, telle celle de Singapour, sont également mises sous pression par l’Union européenne et les Etats-Unis. Les clients allemands n’ont donc pas vraiment de raison de fuir la Suisse en masse pour se réfugier dans une place financière concurrente.

La Suisse cherche à gagner du temps, et jusqu’ici, elle s’en tire bien. Un exemple : parmi les 300 demandes d’entraide fiscale déposées par la France sur la base de nouveaux accords de double imposition, seule une quarantaine a été acceptée par la Suisse. En gagnant du temps les banquiers suisses multiplient aussi les possibilités, pour leurs clients les plus intéressants, d’obtenir un domicile suisse et d’échapper ainsi aux démarches de leur pays d’origine. En outre, s’agissant de l’Allemagne, les concessions qui ont été promises par la Suisse lorsque celle-ci s’est engagée à verser plusieurs milliards de dédommagements au voisin du Nord, n’ont finalement pas été respectées. Il est vrai toutefois que les banques suisses ont un problème, c’est que certains Länder allemands continuent à acheter des CD contenant des informations sur des fraudeurs en Suisse. L’accord Rubik prévoit la fin de ces achats.

 

L’opposition du SPD aux accords Rubik n’est-elle pas néanmoins un gros hic pour les milieux bancaires suisses?

Le SPD n’est pas opposé par principe à un accord avec la Suisse. Le parti estime seulement que l’amnistie fiscale contenue de facto dans les accords Rubik est trop complaisante pour les fraudeurs allemands, qu’il faudrait la leur faire payer plus cher. L’attitude ambiguë du SPD peut être comparée à celle du Parti socialiste suisse, qui ne tient plus un discours clair pour la suppression du secret bancaire. Il ne faut pas oublier en outre que le SPD est en période électorale, ce qui renforce sa pugnacité, mais de manière sans doute passagère.

 

Les autorités suisses vont-elles néanmoins faire des concessions à l’Allemagne?

On en est ici réduit aux hypothèses : les négociations sur Rubik vont-elles par exemple être liées à celles sur l’aéroport de Zurich ? Derrière la question du bruit des avions atterrissant à Kloten se cache en effet une concurrence féroce entre les « hubs » aéroportuaires de Zurich et de Francfort. On peut imaginer beaucoup de scénarios. Par exemple, dans une interview donnée à la NZZ le 18 février, Ueli Maurer regrettait de ne pas avoir réussi à lier l’achat des nouveaux avions de combat avec un « deal » sur autre chose, par exemple les questions fiscales…

Mais la Suisse va aussi passer à l’offensive en cherchant à signer l’accord Rubik au plus vite avec d’autres pays : la Grèce et l’Italie, par exemple. Le fait de conclure des accords avec un maximum de pays demeure un point important pour les milieux bancaires, dans la mesure où cela permet une stabilité juridique, ce qui est un argument commercial de choix : il permet de présenter la Suisse comme un havre de paix pour les fraudeurs.

 

Les accords Rubik ont-ils un impact sur le secret bancaire existant pour les riches clients suisses qui ont des dépôts dans les banques helvétiques?

Il est important de rappeler que si les autorités helvétiques ont supprimé la distinction entre fraude et évasion lorsque les fiscs étrangers font une demande d’entraide fiscale en Suisse, cette distinction a été maintenue pour le fisc suisse : en d’autres termes, le fisc suisse bénéficie de possibilités moindres de lutter contre la fraude fiscale en Suisse que les fiscs étrangers ! A juste titre, les Directeurs cantonaux des finances exigent que cette distinction soit abolie pour le fisc suisse. Signe d’une certaine pression, on peut relever que le porte-parole par excellence de la Bahnhofstrasse, la NZZ, s’est mis ces dernières semaines à publier des estimations sur la fraude fiscale des riches suisses, alors que ce sujet était tabou dans ce quotidien ces dernières décennies : le 21 novembre, la NZZ a estimé qu’entre 150 et 300 milliards n’étaient pas déclarés par des clients suisses. Il est clair que plus la pression des pays voisins s’atténuera, plus il sera facile pour les milieux bancaires de contrer également les demandes sur le plan intérieur. D’où aussi l’intérêt pour eux de faire aboutir les accords Rubik avec un maximum de pays. Cela dit, ces mêmes milieux préparent déjà une parade en cas de suppression de la distinction entre fraude et évasion en Suisse, en réclamant rien moins qu’une amnistie fiscale, une suppression du droit de timbre et une suppression de l’impôt anticipé.

 

Propos recueillis par notre rédaction