Argentine

Argentine : Ouverture du méga-procès contre les crimes de la dictature militaire

Depuis 2006, le gouvernement Kirchner a ouvert un processus judiciaire de grande ampleur visant à juger les crimes perpétrés durant la dictature militaire (1976-1983). Le 28 novembre, s’est ouvert le plus grand d’entre eux. Alors que le gouvernement doit faire face à des manifestations de grande envergure menées tant par l’opposition de droite que de gauche, ce procès est l’occasion de rappeler un des aspects sur lequel s’est fondée la popularité de l’actuel gouvernement.

Le 28 novembre, s’est ouvert à Buenos Aires le troisième procès pour les crimes commis par l’Ecole de mécanique de l’Armée (ESMA) durant la dictature militaire argentine (1976-1983). L’ESMA, devenu symbole du terrorisme d’Etat, était alors le plus grand des 340 centres de détention clandestins de l’armée. Les séances d’interrogation, de torture, d’extermination et les vols de bébés y étaient pratiques courantes. On estime à quelques 5000, le nombre de militant-e-s qui auraient été séquestrés et, pour la plupart, assassinés dans ce centre de la mort. Ce « Méga » procès, tel qu’il est qualifié en Argentine, continue un travail déjà entamé depuis 2006 et qui vise à juger les exactions perpétrées au sein de l’ESMA. Ce qui est nouveau, c’est que ce procès doit également faire la lumière sur les «vols de la mort». Cette pratique consistait à droguer les opposant·e·s avant de les embarquer dans des avions et de les jeter vivants dans le Rio de la Plata. De nombreux corps ont été retrouvés, notamment sur les plages d’Uruguay, où les repoussaient les eaux brunes du «Fleuve de l’argent». Ce procès phare repose sur 900 témoignages et doit durer deux ans. Sur le banc des accusés se trouvent 68 militaires, policiers et civils qui devront répondre de crimes contre 789 personnes, dont un tiers sont des survivant·e·s de l’ESMA.

Guerre sale néolibérale

La dictature argent ine, qui s’étend de 1976 à 1983, a fait 30 000 disparu·e·s, 15 000 fusillé·e·s, 9000 prisonniers·ères politiques, et 1,5 million d’exilé·e·s. A ces crimes, s’ajoutent 500 bébés volés à des femmes qui furent séquestrées, torturées et tuées. Le discours fleuve, rabâché jusqu’à la nausée par la haute hiérarchie militaire, en appelait à remettre de l’«ordre» dans une société considérée comme en proie au «chao » et dont les «éléments subversifs» devaient absolument être éradiqués afin d’imposer la «paix interne». C’est ainsi qu’une «guerre sale» et systématique a été lancée contre toutes formes d’opposition et avant tout contre celle des militant-e-s, dirigeant·e·s syndicaux et journalistes de la gauche radicale. Durant ces années noires, la junte a usé de la torture comme méthode de gouvernement – avec l’aide expérimentée d’anciens militaires français de la Guerre d’Algérie – et a eu pour doctrine économique celle du pillage du pays. Avec le slogan de «Réduire l’Etat, c’est faire plus grande la nation», la mise en application d’un modèle néolibéral débridé sous la houlette du ministre de l’économie José Alfredo Martínez de Hoz (homme fortement lié aux intérêts financiers suisses placés dans le pays), de nombreuses entreprises d’Etat ont été privatisées, la dette extérieure à explosé et les liens de dépendance avec le Fonds monétaire international se sont resserrés, limitant ainsi la souveraineté de l’Etat argentin sur sa politique économique pour plusieurs décennies.

Chirurgie sans anesthésie

Avec le retour de la démocratie en 1983, les membres de la junte des militaires, responsables de crimes d’Etat, ne seront pas jugés. Le gouvernement radical de Raul Alfonsin (1983-1989) cède à la pression des militaires qui parviennent à cadenasser toute possibilité de jugement en faisant passer des lois d’amnistie. Quand au gouvernement péroniste (de droite) de Carlos Saúl Menem, il opte pour une politique de pardon et vote des lois d’amnistie individuelle. Economiquement, les deux gouvernements maintiennent le cap de la politique néolibérale de la dictature, le second avec le slogan «chirurgie sans anesthésie» qui, concrètement, signifie la mise en oeuvre d’un programme drastique de privatisation et d’endettement qui débouche sur la crise financière de 2001.

Parallèlement, profondément traumatisée par la violence de la dictature et de ses milliers de disparus, la société argentine voit naître des mouvements sociaux dont les combats portent sur la défense des droits humains. Les Mères de la Place de Mai, ces femmes qui pendant 30 ans demanderont, sans relâche, où sont leurs enfants et leurs petits enfants, sont emblématiques de ces mouvements. Ils seront une base fondamentale sur laquelle Nestor Kirchner, péroniste (de gauche), va appuyer sa campagne électorale en 2003 alors que l’Argentine sort de la pire crise économique de son histoire. Il promet que les criminels seront jugés, ils le sont. En 2005, la Cour suprême décrète anticonstitutionnelle les lois d’amnistie et la voie est ouverte à de nombreux procès. Aujourd’hui quelques 1600 personnes font l’objet d’enquêtes, 787 sont poursuivies et 302 ont été
condamnées dont l’ancien dictateur Jorge Videla (1976-1981) qui jusqu’au bout aura revendiqué «l’honneur de la victoire dans la guerre contre la subversion marxiste».

Isabelle Lucas