Crise budgétaire américaine et déclin relatif du capitalisme avancé

Jusqu’à cet été, la crise de la zone euro était la principale préoccupation des dirigeants des grandes puissances de ce monde. Pas un G20 – le forum des dirigeants des vingt plus grandes économies de la planète – ne s’était déroulé depuis 2010 sans que le principal sujet de discussion et d’inquiétudes ne soit l’Europe. Et puis d’un coup, l’Europe disparaît des discussions et tous les regards se portent au mois d’octobre sur la principale puissance de la planète, les Etats-Unis.

 

La raison immédiate de la crise aux Etats-Unis est double. Un président démocrate cherche à faire adopter un budget par une Chambre des représentants à majorité républicaine (une situation de « cohabitation »). Ensuite, pour que l’Etat fédéral puisse continuer à emprunter, il doit obtenir de la même Chambre un vote relevant le plafond de la dette publique fédérale autorisé par la loi. Dans le premier cas, faute d’accord, les services fédéraux (sauf les plus stratégiques, la défense en premier) ferment, dans le second – et c’est infiniment plus grave – le Trésor fédéral est en situation de défaut de paiement : ne pouvant continuer à emprunter, il n’est plus en mesure de continuer à rembourser ses dettes passées.

 

La crise des dettes souveraines aux Etats-Unis

Ces situations – la cohabitation et le relèvement du plafond de la dette publique – ne sont pas nouvelles. Les cohabitations sont fréquentes dans le système politique américain et le plafond de la dette publique a été maintes fois relevé depuis une dizaine d’années. Mais depuis 2010, la combinaison de la flambée de la dette publique et de la montée d’un courant ultraconservateur (en Europe, on dirait d’extrême droite) au sein du Parti républicain – le Tea Party – polarisent très fortement le débat à Washington. Le principal marqueur politique du Tea Party est son opposition au « big governement », c’est-à-dire aux dépenses publiques fédérales et notamment à tout programme redistributif. Bien que minoritaire dans le Parti républicain, ce courant réussit à déplacer à droite le centre de gravité du parti. Il a donc réussi à imposer, dans les négociations avec le gouvernement Obama en octobre, sa ligne au reste du parti : pour voter le budget fédéral et relever le plafond de la dette, il fallait que le gouvernement accepte des coupes importantes dans les programmes redistributifs de santé et renonce à relever les impôts.

Cette confrontation entre la majorité républicaine à la Chambre et le gouvernement démocrate n’est pas la première et ne sera pas la dernière. Déjà durant l’été 2011, il a fallu des négociations ardues pour relever le plafond de la dette publique. Et l’accord trouvé en octobre dernier ne reporte le problème qu’à février prochain, lorsque le plafond de la dette publique devra à nouveau être relevé.

En août 2011, l’agence de notation Standard and Poor’s a pour la première fois en un siècle dégradé la note du gouvernement fédéral. C’était une première indication que la crise politique à Washington menace la stature des Etats-Unis en tant que principale puissance de la planète. La dette publique américaine est le cœur du système financier international : il en est l’actif financier le plus sûr. En tant que tel, il permet aux Etats-Unis d’attirer des capitaux étrangers et de financer ainsi des dépenses qui, autrement, devraient être réduites drastiquement. Si le doute sur sa solidité s’installe, le prix à payer pour les Etats-Unis sera élevé.

 

Les Etats-Unis au miroir de l’Europe

Il y a un parallèle à tirer entre la crise de la zone euro et la crise à Washington. La principale similitude est qu’elles sont les manifestations de la crise des dettes souveraines de part et d’autre de l’Atlantique. L’un des legs de la grande crise du capitalisme de 2008–2009 est un endettement public colossal dans les pays du capitalisme avancé. Les Etats-Unis enregistraient en octobre 2013 une dette publique égale à 103 % de leur PIB (la production annuelle de l’économie américaine) alors qu’en zone euro, ce ratio s’élevait à 92,2 % au printemps dernier.

La principale différence est qu’en Europe, comme le niveau fédéral reste très faible et le système politique très décentralisé, la crise prend la forme d’un affrontement entre pays créanciers – ceux du nord de l’Europe – et pays débiteurs – ceux du sud. Aux Etats-Unis, où l’endettement public est concentré au niveau fédéral dans un système politique bien plus centralisé qu’en Europe, le clivage passe entre l’extrême droite et le gouvernement démocrate.

Mais dans les deux cas, ces crises marquent le déclin relatif des pays capitalistes avancés vis-à-vis des puissances émergentes, notamment de la Chine. Les problèmes économiques s’accumulent dans les pays avancés et ils génèrent des crises politiques paralysantes qui les affaiblissent face aux pays émergents. En 2011 et 2012, les Européens ont courtisé le gouvernement chinois pour le convaincre d’investir massivement dans les dettes publiques européennes, un peu comme s’ils demandaient à leur banquier de se montrer clément. S’agissant des Etats-Unis, l’agence officielle de presse chinoise Xinhua – un porte-parole officieux du gouvernement – a appelé, aussi bien en août 2011 qu’en octobre 2013, à la « désaméri­ca­ni­sation » de l’économie mondiale et à la fin de l’hégémonie du dollar. En octobre, Obama a dû annuler sa participation au sommet des dirigeants des pays de la zone Asie-­Pacifique, laissant ainsi le champ libre au gouvernement chinois. La crise d’octobre dernier a aussi fragilisé la reprise économique aux Etats-Unis et sapé la confiance dans le système politique américain.

Le capitalisme européen n’est pas le seul à subir les effets de la crise des dettes souveraines. Le revirement de situation mentionné en introduction et la « migration » de la crise des dettes souveraines vers Washington soulignent le déclin relatif des puissances établies vis-à-vis des puissances émergentes.

 

Georgiou Christakis