Leçons de France

Nous publions ci-dessous de larges extraits de l’article de Daniel Tanuro, ingénieur agronome et écosocialiste, consacré à l’écotaxe française, propulsée au premier rang de l’actualité par les manifestations bretonnes.

 

La reculade du gouvernement français face à la fronde des bonnets rouges bretons met une fois de plus en évidence l’impasse des politiques qui prétendent combattre la dégradation de l’environnement – notamment les émissions de gaz à effet de serre – par le seul truchement d’une politique de prix. […]

 

Une séquelle du Grenelle

L’écotaxe qui entraîne aujourd’hui Hollande au plus bas dans les sondages est en fait une séquelle du « Grenelle de l’environnement » : présentée par le ministre de l’Écologie J.-L. Borloo, la mesure fut adoptée par l’Assemblée nationale début 2009, sous l’hyperprésidence de Sarkozy. Son taux : entre 3,7 % et 4,4 %, quelle que soit la valeur de la marchandise transportée. Sa cible : les quelque 600 000 véhicules français et 200 000 véhicules étrangers de plus de 3,5 tonnes circulant chaque année sur des routes non payantes. Le dispositif : chaque camion est muni d’un boîtier permettant de retracer son parcours sur les 15 000 km de tronçons routiers soumis à la taxe. Ces tronçons sont équipés de portiques de détection. La taxe est modulée en fonction de l’efficience énergétique des camions. En tant que région péninsulaire, la Bretagne bénéficie d’un abattement.

A l’instar de la taxe carbone, l’écotaxe sur le transport routier est à la fois inefficace du point de vue environnemental et injuste du point de vue social. Du point de vue environnemental : les autoroutes, ainsi que les routes nationales entre la France et l’Italie (sans compter le transport aérien !) étant exemptées, la taxe, alors qu’elle est censée stimuler la localisation de la consommation, favorise au contraire le transport à grande distance… et les exploitants d’autoroutes. Du point de vue social : à la question «qui va payer au final?», la réponse est évidemment «les plus faibles». La taxe ne peut en effet qu’accélérer la disparition des petites exploitations agricoles et de transports ainsi que des petits commerces, au profit de l’agrobusiness, des géants de la logistique et de la grande distribution, sur le dos des travailleurs et travailleuses qui forment la majorité des consommateurs.

 

L’impôt privatisé

En même temps, l‘écotaxe présente […] une caractéristique tout à fait particulière : elle implique une privatisation de la perception de l’impôt. C’est en effet une société privée, Ecomouv, qui a été missionnée pour mettre en place les infrastructures et les gérer, dans le cadre d’un partenariat privé-public (PPP). Négociées par Borloo et approuvées par trois ministres du gouvernement Fillon, les conditions de ce PPP sont stupéfiantes : sur 1,2 milliard de rentrées annuelles de la taxe, 280 millions iront à Ecomouv (un coût de perception supérieur à 20 %, contre 1 % pour l’impôt perçu par l’administration)?; l’Etat s’engage à verser à celle-ci 20 millions d’euros par mois, dès janvier 2014?; le PPP porte sur une période exceptionnellement longue de treize ans (soit la promesse d’une recette totale de 3,2 milliards !); en cas de non-mise en œuvre de l’écotaxe, le dédit à verser à l’entreprise se monte à la bagatelle de 800 millions. […]

 

Leçons

Il est évident que la défense de l’environnement n’est ici qu’un prétexte pour accentuer les politiques néolibérales, dans tous les domaines. Théoriquement, le produit de la taxe (du moins, la partie non cannibalisée par Ecomouv !) aurait dû servir à financer des projets de ferroutage et de transport multimodal. Mais rien n’a été entrepris dans ce sens depuis le vote de l’écotaxe en juin 2009. Au contraire, le transport de fret par la SNCF régresse… […]

Plus fondamentalement, il convient de le répéter : c’est une illusion de croire que la fiscalité puisse être le levier central d’une transition énergétique/écologique. En particulier dans le secteur des transports, où il faudrait taxer la tonne de CO2 à hauteur de 600 ou 800 dollars (selon les sources) pour que le marché opte pour des énergies vertes. Une stratégie digne de ce nom doit mettre en cause radicalement la concentration, la centralisation et l’accumulation du capital mondialisé, donc le type de développement des territoires qui en découle, le type d’agriculture, la masse de marchandises produites, leur qualité, leur utilité réelle et le volume des transports. Il n’y a pas d’autre voie pour réduire les émissions de 80 à 95 % d’ici 2050. […]

 

Danger

L’exemple français délivre encore un autre message : outre qu’ils sont écologiquement inefficaces et socialement injustes, les bricolages tels que l’écotaxe pourraient aussi s’avérer politiquement dangereux. Le MEDEF (organisation patronale, réd.) breton et la FNSEA – le syndicat agricole tenu par l’agrobusiness – ont joué un rôle majeur dans les mobilisations, entraînant à leur suite des salariés des abattoirs dont l’emploi est massacré par les mêmes. En 2012, le lobby porcin aurait exporté 750 000 bêtes vivantes, pour les abattre moins cher ailleurs. C’est dire qu’une mesure comme l’écotaxe favorise la formation d’alliances interclassistes pilotées par des secteurs patronaux qui se défaussent de leurs responsabilités sociales et environnementales sur l’Etat, le fisc ou l’Europe.

Etant donné le ras-le-bol général face à l’austérité, des actions telles que celles qui ont été menées sur les routes bretonnes rencontrent une large sympathie dans la population. Mais cette sympathie est à double tranchant. D’un côté, elle exprime un désir de mobilisations radicales pour faire reculer l’austérité. D’un autre côté, elle détourne l’attention des mécanismes capitalistes qui sont à la base de la double crise sociale et écologique. Les patrons de l’agrobusiness peuvent se frotter les mains : l’écotaxe est accusée de tous les maux sociaux, mais ils ne la paieront pas et rien ne les empêche de continuer à licencier. A travers toute cette confusion, les consciences sont « tirées » sur un terrain miné, où le Front national est en embuscade. […]

Face à la droite de droite, la gauche de gauche porte une grande responsabilité. Des mobilisations unitaires sur des réponses écosocialistes concrètes peuvent seules permettre de relever le défi. On y reviendra.

 

Daniel Tanuro

Coupures de la rédaction?; article complet : lcr-lagauche.org/ecotaxe-lecons-de-france