L'allocation universelle contre la protection sociale

Professeur émérite de sociologie, spécialiste des relations entre la formation et l’emploi, Mateo Alaluf verse une contribution tranchée au dossier sur le revenu minimum inconditionnel (ou allocation universelle). Cette opinion, dont nous publions des extraits, est parue sur le site de la Radio télévision belge francophone. Elle ne clôt évidemment pas le débat.

 

Périodiquement, la proposition d’instaurer une allocation universelle revient à l’avant-plan de l’actualité. Elle consiste à verser un revenu fixe et inconditionnel à toute personne en remplacement partiel ou complet des prestations sociales (revenu d’insertion RIS, allocations de chômage, pensions, allocations familiales, assurance maladie). […] L’allocation universelle permettrait selon ses promoteurs de desserrer l’injonction à l’emploi qui pèse sur les chômeurs, de baisser le coût du travail, de créer de l’emploi et de rétablir la compétitivité, tout en autorisant des modes de vie alternatifs pour ceux qui le souhaitent.

 

Naturel à droite, surprenant à gauche

L’homme d’affaires Roland Duchâtel et actuel patron du Standard […] (siégeant) au Sénat dans les rangs des libéraux flamands, avait fait de l’allocation universelle le point central de son programme politique. A présent, cette proposition fait l’objet d’une « initiative citoyenne » en Europe, sera soumise à une « votation » en Suisse et a fait l’objet d’un dossier du Monde diplomatique (mai 2013).

L’intérêt que suscite l’allocation universelle dans les milieux de droite est bien compréhensible. Le revenu de base constituant déjà une partie des revenus du salarié, l’employeur pourrait en faire l’économie, diminuant d’un montant équivalent son « coût salarial », et écarterait du même coup tout risque de surenchère salariale. De plus, l’octroi d’une allocation universelle permettrait à l’Etat, en accord avec la doxa libérale, de se désengager de la politique sociale et d’attribuer aux groupes les plus fragiles, en raison du bénéfice d’un revenu de base, l’entière responsabilité de leur sort. […]

Le revenu inconditionnel a com­me avantage majeur pour les employeurs de remplacer les minima sociaux (RIS, allocations de chômage, garantie de revenu aux personnes âgées). Les salaires proposés doivent être dans ce système plus élevés que les revenus procurés par les minima, leur augmentation entraînerait celle des salaires et l’amélioration des conditions de travail pour rendre les emplois attractifs. On comprend que la droite préfère un revenu de base qui constitue une subvention à l’emploi, aux minima sociaux qui sont une barrière à la diminution des salaires.

Il est surprenant d’observer l’attraction qu’exerce l’octroi d’un revenu de base inconditionnel dans certains milieux de gauche. Le Monde diplomatique a intitulé son dossier « une utopie à portée de main ». La conditionnalité croissante des aides, les contrôles tatillons exercés sur les bénéficiaires, les intrusions moralisantes des « accompagnateurs » sur la vie privée, le doute systématique distillé sur le futur des retraites par l’Etat social actif ont déconsidéré les systèmes de protection sociale. L’allocation universelle a trouvé dans l’effritement de la sécurité sociale, sous les coups de l’activation, l’espace pour se donner une jeunesse auprès de certains milieux de gauche.

 

Une machine de guerre contre l’Etat social

Remplacer un système de protection sociale financé principalement par les cotisations et reposant sur la solidarité salariale par une rente versée par l’Etat et financée par la fiscalité apparaît comme une machine de guerre contre l’Etat social. De plus, un montant versé sans condition à toute personne ne peut être que médiocre et ne peut assurer l’indépendance économique des bénéficiaires. Ceux-ci seraient obligés d’accepter du travail à n’importe quel prix pour arrondir leur allocation. Il en résulterait une dégradation du marché du travail et la prolifération de « boulots » mal payés. Le revenu inconditionnel contribue ainsi à institutionnaliser, selon les termes de Robert Castel, « le précariat ».

La logique d’une allocation universelle financée par l’impôt conduirait à juxtaposer un dispositif public fiscalisé (l’allocation universelle) à des régimes professionnels préfinancés par ceux qui ont la possibilité d’épargner. Cette situation conduit à l’instauration d’une allocation universelle pour tous coexistant avec des fonds de pension et des assurances privées pour ceux qui en ont les moyens. La protection sociale consisterait ainsi à terme dans l’assistance de l’Etat aux pauvres par une allocation universelle et un système d’assurances privées basé sur l’accumulation financière pour les plus aisés. […] Ce système permet de distinguer ceux qui ont pu se constituer un patrimoine par leur travail de ceux qui, dans la mesure où ils n’y sont pas parvenus, se trouvent acculés à la pauvreté. Le caractère universel du revenu permet de masquer cette stigmatisation.

 

Pour la mise en place d’un revenu maximal

La cohésion sociale paraît menacée aujourd’hui par la rupture qui s’est opérée entre d’une part un nombre croissant de personnes précaires, sans emploi ou occupant des emplois ne leur permettant pas d’échapper à la pauvreté, et d’autre part une minorité de nantis bénéficiant de revenus et de privilèges exorbitants. Il en résulte une dynamique dont la dérégulation est le moteur et les inégalités le carburant. Face à cette explosion des inégalités deux types de mesures paraissent aujourd’hui urgentes : d’une part, le renforcement des minima sociaux à condition de les réformer et de les adapter à l’évolution du bien-être et d’autre part, la mise en place d’un revenu maximal pour intégrer les ultra-riches dans la société.

L’Etat social a déjà permis à travers les minima sociaux, les pensions de retraite, les allocations familiales, les bourses d’études… de découpler revenu et travail. Ne faudrait-il pas plutôt approfondir cette brèche que succomber au piège de l’allocation universelle ?

 

Mateo Alaluf