Accords de libre-échange

Accords de libre-échange : Après la Chine, la Suisse à l'heure indienne?

Les autorités suisses négocient actuellement un accord de libre-échange avec l’Inde. La diplomatie helvétique espère le conclure rapidement, dans le sillage de celui qui a été signé avec la Chine. En dépit de l’opacité qui règne autour des négociations, les fortes tensions entre secteurs économiques helvétiques ont rendu publiques un certain nombre d’enjeux liés à ces tractations au sommet.

Namasté! claironne Rudolf Wehrli, président d’Economiesuisse, en préambule de la brochure que son organisation distribue aux interlocuteurs indiens rencontrés en octobre 2012. Wehrli, et une délégation de patrons helvétiques, accompagnait alors le Conseiller fédéral Alain Berset sur sol indien. L’enjeu ? Négocier un accord de libre-échange avec le deuxième pays le plus peuplé au monde et faciliter ainsi l’accès au marché indien pour les entreprises suisses. Dans le commerce extérieur helvétique, l’Inde occupe en effet une importance croissante, les exportations ayant été multipliées par huit entre 1990 et 2012, de 392 millions à 2,6 milliards. Les investissements directs en Inde (IFD) s’élèvent en outre à 3,3 milliards en 2009, faisant de la Suisse le 11e investisseur dans le sous-continent. Nestlé par exemple, qui vient de fêter ses cent ans de présence en Inde, emploie 6000 personnes dans le pays et plus de 500 000 de manière indirecte.

Si Economiesuisse soutient cette voie bilatérale, c’est que l’ère des accords multilatéraux – le rêve de la mondialisation joyeuse des années 1990, sous la houlette d’une Organisation mondiale du commerce (OMC) toute-puissante – est révolu, comme l’a révélé le dernier sommet de Bali, où il fut impossible d’arriver à un accord multilatéral conduisant à une plus forte libéralisation du commerce international. Face à cet échec, les différentes puissances économiques se sont lancées dans une course de vitesse aux traités de libre-échange bilatéraux : l’Allemagne, qui exporte chaque année à hauteur de 12 milliards en Inde, presse l’Union européenne (UE) «d’accélérer le tempo», comme le réclame le Handelsblatt (11 avril 2013).

Si un accord devait voir le jour entre la Suisse et l’Inde avant que l’Union européenne n’en signe un à son tour, l’industrie helvétique bénéficierait d’un avantage concurrentiel décisif pour s’imposer sur ce marché en expansion, dans la mesure où l’accord impliquerait une forte diminution des droits de douane prélevés par l’Etat indien sur les biens d’exportation. «Jalousie et admiration en Allemagne», commentait un journaliste de la NZZ am Sonntag à propos de l’accord signé il y a peu entre la Chine et la Suisse.

Les machines en pointe

Le secteur helvétique des machines – vieux concurrent de l’Allemagne regroupé dans l’association Swissmem – montre d’autant plus d’empressement à signer un traité avec l’Inde que la hausse du franc suisse, couplée à la chute de la roupie, met les marges des entreprises sous pression : «pour l’industrie des machines, la conclusion d’un accord sur la suppression des droits de douanes a la priorité» (Communiqué, 6 déc. 2013).

Dans ces conditions, après douze rounds de négociations, débutés en 2008, pourquoi l’affaire n’est-elle toujours pas dans le sac ? C’est que les pharmas helvétiques s’opposent à la conclusion de l’accord en l’état, parce que, comme le souligne dans une lettre adressée au Conseiller fédéral Schneider-Ammann Severin Schwan, directeur exécutif de Roche, «un accord de libre-échange comportant une protection insuffisante de la propriété intellectuelle serait mauvais pour la Suisse.?» (Schweiz am Sonntag, 30 nov. 2013).

L’Inde, en tant que membre de l’OMC, reconnaît pourtant les accords internationaux en matière de propriété intellectuelle. Mais cela ne suffit pas aux pharmas, qui n’ont toujours pas digéré le jugement de la Cour suprême indienne dans l’affaire du Glivec, un anticancéreux produit par Novartis, à qui la plus haute instance du sous-continent a refusé un brevet en 2013. Au-delà de ce cas particulier, Novartis attaquait une disposition juridique indienne adoptée en 2005 qui empêche l’octroi d’un brevet dans le cas de simple modification d’un médicament déjà existant. Sans cette clause, les pharmas auraient la possibilité de prolonger la vie de leurs brevets en modifiant à la marge les substances produites, bloquant la commercialisation des génériques. Un enjeu de taille pour l’Inde, qui s’est imposée comme la pharmacie des pays pauvres.

Dans le cas du Glivec, l’Inde commercialise un générique à 190 francs par mois contre 2450 pour l’anticancéreux de la pharma bâloise. La production de médicaments bon marché est un enjeu vital pour la population indienne : selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), entre 50 et 65 % des Indiens ne bénéficient pas d’un accès aux médicaments essentiels, faute de moyens suffisants pour les payer. Lorsqu’en 2011, l’Etat du Rajasthan a instauré la gratuité pour 400 médicaments de base, le nombre de patients hospitalisés grâce à cette mesure a augmenté de 56 % !

Schneider-Ammann en arbitre?

Les deux secteurs qui s’affrontent autour de l’accord avec l’Inde, machines et pharmas, occupent chacun une des trois vice-présidences d’Economiesuisse (la troisième est assumée par le banquier Patrick Odier). Schneider-Ammann, lui-même ancien président de Swissmen, dont la fortune familiale est estimée à 600 millions de francs, saura-t-il trouver un compromis satisfaisant pour ces deux piliers du capitalisme suisse ?

L’affaire est d’autant plus compliquée que d’autres secteurs influents font valoir leurs intérêts. Les horlogers – qui par ailleurs menaçaient de quitter Economiesuisse, avant de revenir en arrière il y a quelques mois – essaient, dans le cadre des négociations, de convaincre l’Etat indien de baisser les taxes sur les produits de luxe, qui grèvent la vente des montres suisses en Inde. Ce dernier exemple montre qu’au-delà du commerce international, la négociation d’accords de libre-échange influence les rapports sociaux à l’intérieur des pays pauvres ou émergents : en l’occurrence, les horlogers suisses font pression pour la suppression d’un impôt indien qui met à contribution des personnes fortunées dans un pays marqué par d’immenses inégalités. Les horlogers d’une « petite » Suisse de 8,1 millions d’habitants auraient-ils ainsi une influence sur la politique fiscale d’un colosse de 1,2 milliards de personnes ? Cette comparaison démographique est trompeuse : si la population indienne est 150 fois plus élevée, son PIB nominal ne représente que le triple de celui de la Suisse.

La puissance économique helvétique ne signifie pas, bien sûr, que la bourgeoisie indienne est incapable de faire valoir ses intérêts dans la négociation, elle qui voudrait notamment profiter de la Suisse comme plaque tournante pour ses investissements internationaux : «Go global with Switzerland», s’enthousiasmait ainsi à propos des négociations The Hindu (2 août 2011), grand journal anglophone basé à Chennai (Madras). La brochure d’Economiesuisse qui accompagnait la visite de Berset en Inde en 2012 vantait également les mérites de la Suisse comme «global hub» pour les investissements internationaux. Outre un accès facilité au marché suisse pour ses exportations et des permis de travail plus facilement accordés à ses citoyen·ne·s, l’Inde espère aussi, avec cet accord, favoriser les collaborations scientifiques comme celle qui est en cours dans le domaine des biotechnologies, présentée par l’EPFL comme «favorisant le transfert de technologies dans l’industrie privée.?»

En Suisse, un autre acteur complique la tâche de Schneider-Ammann, l’Union suisse des paysans (USP). Ce secteur, protégé par la politique douanière, a en effet beaucoup à perdre d’une libéralisation. Dans le cadre de l’accord avec la Chine, l’USP a su tirer son épingle du jeu en misant notamment sur les exportations laitières, au mépris de toute rationalité écologique. Cependant, pour les accords à venir, l’industrie suisse estime que «la résistance du secteur agricole ne doit pas empêcher que des accords de libre-échange puissent être signés avec l’Inde, la Russie et les Etats-Unis» (NZZ, 14 mai 2013).

Reste qu’avec ou sans les avantages qui avaient été obtenus par l’USP dans le cadre de l’accord avec la Chine, la mise en concurrence des agriculteurs suisses et indiens se traduiraient par de graves conséquences pour ces derniers, qui représentent 50 % de la population active du sous-continent. Parmi eux en effet, 90 % sont des petits producteurs qui luttent au quotidien pour ne pas sombrer dans la misère?; témoignent de cette détresse de la paysannerie indienne les chiffres avancés par la police nationale du pays, selon lesquels près de 250 000 agriculteurs se sont suicidés depuis 1997, en raison notamment de la spirale de l’endettement. La suppression des droits de douane à l’importation aggraveraient cette situation dramatique, en confrontant les paysans indiens à une concurrence déloyale, dans la mesure où les produits agricoles de la Suisse (comme de l’UE ou des Etats-Unis) sont massivement subventionnés à l’exportation?; en outre, les petits producteurs indiens ne sont pas de taille à lutter contre un secteur agricole fortement industrialisé et à la productivité bien plus élevée.

Dans cette situation, la tâche de la gauche syndicale et politique est de mener une campagne de dénonciation dirigée contre les conséquences néfastes des accords de libre-échange, aussi bien d’un point de vue social qu’écologique.

 

Hadrien Buclin & Pierre Eichenberger