Déferlante UDC
Déferlante UDC : La traduction politique d'un sentiment d'abandon
En ratissant large, en fédérant les divers malaises et mal-être provoqués par le capitalisme néolibéral, tous attribués à la seule « immigration de masse », l’UDC a réussi son coup. Une faible majorité populaire a ainsi approuvé le retour des mesures de contingentement des migrant·e·s et la renaissance probable du statut honni de saisonnier.
A cause de ses effets déstabilisants sur les relations avec l’Union européenne et les accords bilatéraux, le résultat du vote de ce 9 février a été quelquefois comparé, dans la presse, au vote du 6 décembre 1992, lorsque l’entrée dans l’Espace économique européen (EEE) fut rejetée et que le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz parla de « dimanche noir ». C’est le cas de la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), qui explique : « Deux dates sont indissolublement liées avec un nom. Le 6 décembre 1992, Christoph Blocher, presque tout seul, force la Suisse à emprunter la voie des bilatérales. Le 9 février 2014, c’est justement cet itinéraire qui est abandonné. Ceux qui avaient tiré un trait sur Blocher après sa non-élection au Conseil fédéral ont eu tort. »
Dans la même perspective, en comparant sommairement la répartition géographique et linguistique, a priori similaire, de ces deux votes, la thèse du fossé (Graben) entre la Suisse alémanique et la Suisse romande a été remise au goût du jour.
Röstigraben ou pas ?
La notion de fossé culturel et politique entre la Suisse romande et la Suisse alémanique remonte à la Première Guerre mondiale, lorsque les opinions publiques et la presse des deux principales parties linguistiques du pays optèrent avec zèle l’une pour l’Allemagne et l’autre pour la France. Le degré d’affrontement idéologique et politique était alors sans comparaison avec ce que nous connaissons aujourd’hui. Mais surtout, la géographie politique de la votation du 9 février 2014 n’est pas aussi homogène que cela. Certes, la Suisse romande s’est prononcée majoritairement pour le non, mais avec des majorités très faibles dans le canton de Fribourg (51,5 %) et du Valais (51,7 %).
Construite sur le déplacement de quelques milliers de voix, cette barrière de röstis n’est pas très solide. Elle l’est d’autant moins que le vote alémanique n’est, lui non plus, pas homogène. Comme d’habitude, les grandes villes sont en opposition avec leur arrière-pays. Bâle-Ville refuse l’initiative par 61 % des voix alors que Bâle-Campagne l’accepte tout juste avec 50,6 % des suffrages. C’est cette opposition qui nous paraît plus explicative que le rappel du Röstigraben. Sans oublier des éléments très matériels, comme ceux évoqués incidemment par l’optimisé fiscal J. Schneider-Amman dans La Vie économique (nº 6, 2013) : « De nombreux cantons alémaniques ont opté pour une redéfinition à la baisse du salaire usuel du lieu et de la branche dans le cadre des procédures de conciliation ». Autrement dit, ils ont donné leur aval officiel au dumping salarial et aux bas salaires.
La « ruralité » en crise
On retrouve le schéma des deux côtés de la Sarine : au chef-lieu et aux grandes agglomérations s’opposent les régions plus périphériques et rurales et cela régulièrement au moins depuis la votation sur l’EEE en 1992. Sans entrer dans le détail de l’analyse, on note, par exemple, que le rejet du canton de Vaud est le plus fort à Lausanne (66,9 %) et que l’initiative est acceptée dans la région, campagnarde par excellence, de la Broye (49,6 % d’opposition). On note une relation semblable dans le canton de Neuchâtel, entre les villes (Neuchâtel 60,71 % de Non?; Chaux-de-Fonds : 59,83 %) et le Val-de-Travers (49,79 %). En Suisse alémanique, la tension est identique sinon plus forte. Le canton de Berne, qui a voté pour l’initiative, voit sa principale agglomération (plus de 300 000 habitant·e·s), la région Bern-Mitteland rejeter l’initiative par 57,5 % des voix?; à l’inverse, le taux d’acceptation le plus élevé est le fait du district Obersimmental-Saanen (Lenk, Zweisimmen, Gstaad, etc.) avec 66,7 % des voix. A Zurich, les « cercles » (Kreis) 4 et 5 traditionnellement populaires et à gauche rejettent l’initiative avec 79,9 % des voix?; la ville elle-même le fait par 66,3 %, alors que dans le canton, les communes les plus favorables se trouvent dans les districts ruraux de Hinwil et Dielsdorf.
De nombreuses études ont déjà montré que le vote xénophobe n’était pas lié à la présence plus ou moins forte d’étrangers, mais qu’il y avait presque une relation inversée entre le rejet xénophobe et la population étrangère. Ce paradoxe ne trouve un début d’explication que si l’on admet d’une part que le vote xénophobe exprime autre chose et plus que l’aversion des migrant·e·s d’une part et que d’autre part ces régions périphériques connaissent une crise rampante depuis plus d’une décennie. Le Courrier du 10 août 2012 rappelait que l’agriculture suisse, à la suite de la mise aux normes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), avait perdu près de 40 000 emplois en onze ans. Sans compter les emplois induits.
Ajoutez-y la fermeture de l’office de poste ou son transfert au bourg le plus proche, la disparition du dernier bistrot et de l’épicerie et vous aurez les raisons matérielles d’un sentiment d’abandon, d’un basculement du monde traditionnel, voulu par les métropoles envahies d’étrangers. Une angoisse et une suffocation affublées désormais de la notion, d’origine biologique, de stress lié à la densité ou à la surpopulation (Dichtestress). On en reparlera bientôt à propos de l’initiative dite EcoPop, « Halte à la surpopulation – oui à la préservation durable des ressources naturelles ».
Au delà de la ruralité, ce sont aussi certaines zones péri-urbaines qui expriment un mécontentement social avec par exemple un Oui plus élevé que la moyenne cantonale dans l’agglomération de Lausanne (42,6 % à Renens et Chavannes, 41,5 % à Prilly). Ce vote cristallise les difficultés sociales de milieux populaires qui se sentent eux aussi abandonnés.
Daniel Süri