De la pertinence d'une aide sanitaire socialiste

Par la consultation fouillée des archives, accompagnée de quelques entretiens, l’historien Pierre Jeannerat retrace les 75 ans du développement mouvementé de la Centrale Sanitaire Suisse (CSS), et singulièrement de sa section romande. Une «croix-rouge suisse engagée à gauche»?

Au tournant des années 2000, la mode fut à la « micro-­histoire ». Au-delà des histoires de vie, implicitement animées par l’individualisme postmoderne, la recherche historique sur les mouvements sociaux n’a pas perdu de sa pertinence. Histoire documentaire sans doute, mais qui prend sens si on a le soin de situer ses objets dans des contextes politiques et historiques plus vastes. C’est dans cette mesure que l’histoire des différentes formes prises par l’action sociale est susceptible d’éclairer le présent.

 

Populations en lutte pour leur indépendance

C’est une histoire de ce type que nous offre Pierre Jeanneret : la CSS est née en 1937, dans la mouvance de la Centrale sanitaire internationale fondée au début de la même année à Paris. Son but : assurer le système de santé des brigades internationales combattant aux côtés des républicains en Espagne. Médecins, les fondateurs de la CSS sont proches du Parti communiste suisse. L’objectif général est donc d’apporter un soutien médical et sanitaire à des populations luttant pour leur indépendance.

La surveillance étroite dont les mouvements de gauche furent l’objet pendant la guerre ne va pas faciliter la poursuite de l’engagement de la CSS. La Centrale apporte néanmoins un soutien difficile aux maquis français et italien, tout en s’engageant directement aux côtés des combattants communistes en Yougoslavie. Dans l’immédiat après-guerre, l’aide sanitaire de la CSS se concentrera sur les résistants au nazisme et sur ses victimes, avec des actions en Allemagne, mais aussi en Suisse où hommes, femmes et enfants sont accueillis pour des séjours de rétablissement. Résistants français et italiens bénéficient également de ces soins médicaux et de ce soutien psychologique. Mais l’anticommunisme féroce qui marque en Suisse les années cinquante aura presque raison de la CSS.

 

Un soutien sanitaire et politique

C’est la guerre du Vietnam qui, en 1965, va relancer l’activité de la CSS : le Comité national d’aide au Vietnam sera d’emblée inséré dans la CSS, confrontée aux difficultés à convaincre la Croix-Rouge d’intervenir aux côtés des Vietnamiens victimes des destructions américaines. La Centrale peut dès lors poursuivre son objectif, soit aider (sur le plan de la santé) « les peuples qui luttent pour leur liberté, leur indépendance » : le soutien sanitaire est aussi action politique. Les menées états-uniennes pour tenter de contrôler l’ensemble de la planète face à une Union soviétique dont les appétits sont fouettés par l’impérialisme américain offrent à la CSS de nombreuses occasions d’intervention : en Asie du Sud-Est, non seulement au Vietnam mais aussi au Cambodge?; en Amérique latine, notamment en faveur du Nicaragua où le Front sandiniste de libération nationale parvient à renverser la dictature du clan Somoza, au Salvador en lutte contre une oligarchie et une armée également soutenues par les USA, au Guatemala soumis à un régime militaire et une armée entraînée par les mêmes Etats-Unis, et naturellement au Chili en proie à la répression féroce et meurtrière à la suite du coup d’Etat militaire conçu par les Chicago boys et fomenté par la CIA. Au Proche-Orient, ce sont les Libanais et surtout les Palestiniens qui sont les victimes de la politique de répression et de contrôle militaire conduite par Israël, encore une fois avec l’appui des Etats-Unis et la connivence des pays d’Europe occidentale. Kurdes d’Irak d’un côté, Kosovars de l’autre ont aussi retenu l’attention de la CSS dans leurs luttes pour l’indépendance.

 

Un devoir actuel de solidarité

Et l’histoire au présent ? Sans doute l’évolution fréquente des mouvements de libération vers des régimes qui ne répondent pas aux principes élémentaires d’une démocratie socialiste contraint la Centrale sanitaire suisse (romande) à constamment réorienter son aide. Par ailleurs la mondialisation a désormais donné d’autres formes aux tentatives des Etats-Unis et de leurs alliés pour mettre la main sur les ressources « naturelles » et pour asservir la force de travail dans les pays les plus défavorisés. Ce vaste et impitoyable mouvement de domination néocoloniale, animé par l’idéologie de l’économisme néo­libéral et du profit capitaliste, a provoqué de nouvelles sujétions auprès de populations soumises à une exploitation sans merci. En particulier les « ajustements structurels » qui leur sont imposés contribuent à une dégradation de leurs conditions alimentaires et sanitaires.

Les conséquences sont connues : misère extrême dans une urbanisation anarchique, répression policière de tout mouvement social, situations de guerre et vagues d’émigration. Quand ils ne sont pas morts aux frontières de l’Europe, quelques-uns de ces migrantes et migrants parviennent jusqu’en Suisse. Les discriminations et les rejets dont ils sont les victimes ici et maintenant feraient d’un soutien sanitaire en leur faveur une action politique d’inspiration socialiste (si ce terme n’est pas définitivement galvaudé).

75 ans de solidarité humanitaire, tel est le titre d’une enquête historique dont les enjeux dépassent largement le tracé d’un mouvement au service des luttes politiques pour l’émancipation et la justice sociale. Sans doute le concept de l’humanitaire est-il trop flou pour désigner de telles actions de solidarité pratique. Sous ses différentes formes, le soutien médical et sanitaire est un devoir politique envers tous les groupes de population en lutte pour leur émancipation politique et pour leurs droits humains et civiques.

 

Claude Calame

 

Pierre Jeanneret, « 75 ans de solidarité humanitaire. Histoire de la Centrale sanitaire suisse et romande », 1937–2012, Editions d’En-Bas