«Touch of Sin»

«Touch of Sin» : Fureur et désespoir en Chine capitaliste

Avec «Touch of sin », le réalisateur chinois Jia Zhangke réalise son film le plus accessible sans rien perdre tant en termes de richesse esthétique que de capacité à jeter un regard acéré sur la société chinoise actuelle où se déchaine toute la violence d’un néolibéralisme sans frein.

Le premier vertige de ce film consiste à emmener le spectateur dans la Chine contemporaine. La façon de filmer ce décor est proprement prodigieuse. Chaque plan jouit d’une réalisation splendide, s’attardant sur la campagne comme sur les usines, en mêlant moments de grande pureté à ceux filmés avec un style low-fi, renforçant l’impression d’immersion dans le récit, grâce à un usage ponctuel et maîtrisé des flous et des zooms. Surtout, et c’est peut-être le plus important, Jia Zhangke évite tout effet d’exotisme. Il n’y a pas de mise en avant surfaite des éléments traditionnels ou locaux. Le résultat en est que malgré un film ancré dans la réalité concrète chinoise, le film ne se borne pas à représenter une étrangeté mais nous dit également quelque chose de notre réalité occidentale. La Chine n’est pas montrée comme un ailleurs incompréhensible mais comme une autre société où règne le néolibéralisme, sa violence et ses marchandises, que ce soit dans les habits ou les appareils numériques.

 

Violence et solitude

Au delà des décors, qu’en est-il de la trame ? Touch of sin mêle quatre récits inspirés de faits divers récents. Tous partagent d’une part une solitude, renvoyant aux usines et campagnes déshumanisées et dépeuplées, et d’autre part l’usage d’une forme de violence. Le meurtre est ainsi observé dans ces différentes dimensions : défense, suicide, en série, pour faire justice. Le titre original du film signifie « Le choix du ciel », indique bien l’absence de toute condamnation, la suite des crimes (arrestation, fuite) n’étant jamais filmée. Le choix de la violence fait par les personnages implique bien une forme de culpabilité, mais apparaît comme la seule émancipation possible dans une situation marquée par un capitalisme barbare.

Le meurtre commis par les personnages renvoie avant tout à la violence du néolibéralisme, explorée elle aussi sous diverses dimensions en fonction des différents récits. Il y a d’abord ces autorités corrompues, s’enrichissant grâce aux pots de vin et à la vente d’anciens biens collectifs?; ensuite, une société où la collectivité a perdu tout sens, où le travail n’apporte qu’ennui?; il y aussi l’amour devenu impossible, les femmes devant elles-aussi répondre à l’exigence de profit et finir par devenir toutes potentiellement des prostituées par besoin ou sous la menace d’autorités se sentant au dessus des lois?; enfin il y a cette détresse des migrants détachés de tout, désespérément seuls, simple force de travail condamnée à errer de villes en villes.

C’est par cet aspect que Touch of sin dépasse le récit de personnages pour jeter un regard critique sur la société chinoise contemporaine. Rappelons que les récits s’inspirent de faits divers réels. Cette détresse et cette violence du néolibéralisme constituent une réalité ô combien concrète. Ainsi, on assiste bel et bien à des vagues de suicide dans les entreprises employant des migrant·e·s dans des conditions de travail terribles. Le Monde rappelait que, depuis 2007, l’entreprise Foxconn, qui produit notamment pour Apple, Sony ou Nokia, est l’entreprise connaissant le plus haut taux de suicide au monde. Foxconn n’a répondu à cette vague de travailleurs se jetant par les fenêtres qu’en construisant des filets au balcon des immeubles-dortoirs.

Dans cette société terrible où humains comme animaux ne sont plus que des produits ou de la main d’œuvre corvéable, tous soumis à la nécessité du profit, les quatre personnages de Touch of sin bouleversent par leur solitude mais aussi par l’espoir du bonheur qui les transcende. 

 

Pierre Raboud