Électro Chaabi

Électro Chaabi : Musique populaire en Egypte

Né dans l’élan de la révolution, le renouvèlement musical égyptien, étiqueté comme électro « chaabi », fait entendre une musique autant populaire que novatrice, constituant peut-être un des phénomènes musicaux actuels les plus importants.

A l’heure où le processus révolutionnaire égyptien connaît des moments pour le moins difficiles, avec des régressions graves telles que la condamnation à mort de 500 opposants et la cristallisation du pouvoir autour de personnalités militaires, il est plus que jamais nécessaire de s’intéresser aux dynamiques révolutionnaires dans la société égyptienne et les acquis à défendre. Car il est indéniable que la période révolutionnaire a représenté une ouverture sociale à travers laquelle de larges secteurs de la population ont pu s’exprimer et exiger des changements après les années de cloisonnement sous Moubarak. Le domaine culturel représente un exemple de cette émancipation, rendant possible de nombreuses pratiques et expérimentations jusque-là impossibles. Ainsi, principalement au Caire, est apparu un nouveau mouvement musical qu’on appelle l’électro chaabi.

 

Des noces en pleine rue

Si ce terme représente évidemment une étiquette un peu fourre-tout rassemblant des formations forts différentes, il s’avère néanmoins utile pour désigner cette nouvelle scène musicale. Ce nom renvoie aux deux composantes de cette musique : l’électro, ces formations utilisant souvent des synthétiseurs, des ordinateurs en plus des instruments traditionnels?; et chaabi, qui signifie populaire et renvoie à la fois à un répertoire (équivalent du folk) égyptien et au public concerné. En effet, il ne s’agit pas d’un style à la mode dans les grands clubs de la ville. L’électro chaabi s’enracine dans les quartiers populaires de la périphérie du Caire et touche le public qui en est issu. Pour s’en rendre compte, il suffit de faire une recherche sur un internet. Les images sont impressionnantes par l’enthousiasme collectif qu’elles dégagent. On y voit des foules entières danser, libérées des carcans culturels de l’époque Moubarak, jouant d’instruments et faisant la fête comme jamais. On observe bien une jeunesse profitant de l’ouverture rendue possible grâce au processus révolutionnaire. Un reportage sur ce mouvement est d’ailleurs diffusé actuellement en France et, on l’espère, bientôt en Suisse.

 

Rave et tradition

Cette scène s’exprime avant tout dans la rue, transformée en piste de danse, et s’articule autour de fêtes comme les mariages ou les banquets officiels, réunissant des quartiers entiers.  Musicalement, la force provient avant tout de la furie et de la communion vécue dans le live. L’électro chaabi mélange mélodies traditionnelles et moments plus expérimentaux, se réappropriant le répertoire en utilisant des instruments électroniques, souvent de fortune. On pourrait alors penser que notre accès à cette musique doit être fortement biaisé, du fait de l’importance de la dimension live de celle-ci. Mais heureusement on peut se réjouir car vient de sortir l’album d’EEK, «Live at Cairo High Cinema Institute», sous forme de vinyle. Distribué par le label Nashazphone, basé entre l’Egypte et l’Algérie, cet album est un enregistrement live du groupe EEK, réunissant deux batteurs (Khaled Mando et Islam Tata) et surtout Islam Chipsy, superstar du genre. Ce dernier a développé un jeu de synthé absolument ahurissant fait de mélodies assez proches de la musique populaire égyptienne traditionnelle ponctuée d’improvisations, frappant et déroulant ses doigts sur son synthétiseur Yamaha. Le tout donne à entendre une énergie pleine de fureur tout en produisant une euphorie communicative. On ne peut que vanter la qualité de l’enregistrement, parvenant à rendre musicalement cette expérience extrêmement proche, à capturer l’énergie frénétique du live à travers un son ni trop propre, ni trop abrupt. Tous les titres s’imposent comme ce qu’on a entendu de plus vivant et de plus actuel depuis de nombreuses années. Les mélodies entrainantes et les improvisations débridées se lient pour le plus grand bonheur du public.

Mais au delà de ces images de fêtes populaires, il est vrai impressionnantes, il faut néanmoins prendre en compte qu’il reste pour l’heure difficile de juger du caractère véritablement émancipateur d’un tel mouvement. Ce dernier rassemble un public hétérogène sans position politique claire. En son sein, certaines questions importantes pour l’émancipation, comme celle de la mixité, ne sont que peu débattues et les comportement internes à cette scène reproduisent alors des formes d’oppression. On ne saurait le reprocher frontalement du fait que ce mouvement musical ne peut ni faire abstraction de la société dans laquelle il s’inscrit, ni réaliser via la fête ce que cette société ne parvient pas à réaliser. L’électro chaabi existe en parallèle avec le processus révolutionnaire. Elle ne peut réaliser l’émancipation en quelques jours et est traversée de mouvements contradictoires. De même, elle voit dans la période actuelle le retour de la répression, avec des nouvelles interdictions de concerts ou de certains instruments, et elle doit alors se battre pour préserver ses droits et son existence même. Mais quand on a fait l’expérience de la liberté, du droit des peuples à se soulever, de la communion dans les manifestations et les fêtes, ce sont des acquis qu’on n’abandonne pas sans résister.

 

Pierre Raboud