Seize mois après l'Argentinazzo: les solutions bourgeoises à la crise

Seize mois après l´Argentinazzo: les solutions bourgeoises à la crise

Où va l’Argentine, 16 mois après le soulèvement de décembre 2001 et à la veille des élections du 27 avril prochain, qui devraient renouveler la moitié de la Chambre des députés et le tiers du Sénat, mais aussi élire un nouveau Président de la République? De retour d’Argentine, notre camarade Carmen Gazi fait le point.


Depuis l’arrivée au pouvoir de la dictature, en 1976, l’Argentine a connu un démantèlement politique, social, économique et financier extrêmement grâve, qui n’a cessé de s’approfondir depuis. Durant les gouvernements successifs de Carlos Menem (1989-1999), le processus de dérégulation sauvage de l’économie a atteint un seuil critique: abandon de toute protection du marché intérieur et ruine de nombreuses PME; privatisation des services publics (eau, poste, télécoms, transports, pétrole, gaz, etc.) et d’importantes industries nationales; progrès rapides du secteur privé dans l’enseignement, la santé et le secteur des retraites.

Une crise abyssale

La suppression des dispositions légales protégeant les salarié-e-s a débouché sur une flexibilisation totale du marché du travail, dans un contexte de chômage massif et de précarité totale. En même temps, la corruption des pouvoirs publics, confortée par une justice aux ordres, a conduit à la généralisation de pratiques mafieuses.


La dette extérieure a crû dans des proportions vertigineuses, passant de 8 milliards de dollars en 1976 à 160 milliards de dollars en 2002 (elle devrait atteindre 170 milliards de dollars à la mi-2003, soit 150% du PIB). En même temps, la dévalorisation du peso, qui a perdu 69% de sa valeur par rapport au dollar, a conduit à un formidable transfert de ressources des salarié-e-s et des petits épargnant-e-s, vers le secteur financier, en particulier étranger. L’inflation se monte à 43% depuis la dévaluation (77% pour les biens de première nécessité)


Certes la crise économique de l’Argentine s’inscrit dans le cadre de la crise globale du capitalisme. Pourtant, ces traits généraux ont pris des contours particulièrement dramatiques dans ce pays de la périphérie, qui a de surcroît renoncé à toute souveraineté nationale pour appliquer les politiques néolibérales les plus brutales.

Le retour de l’hydre

Et pourtant, l’appareil d’Etat, les partis politiques institutionnels et leurs alliés sont parvenus à stabiliser les institutions bourgeoises, profondément discréditées par le mouvement populaire insurrectionnel de décembre 2001, dont le cri de ralliement avait été: «Qu’ils s’en aillent tous!». Pour preuve, 70% des candidat-e-s aux élections du 27 avril prochain occupent déjà des postes dans les mairies; 100% des candidat-e-s à la députation nationale ou à la présidence sont les mêmes que la population entendait chasser, il y a seize mois.


La crise politique a été si brutale, qu’elle a conduit à une solidarité profonde entre les principaux partis politiques bourgeois. Par exemple, lorsque les urnes de la province de Catamarca ont été incendiées, à l’instigation du sénateur péroniste Luis Barrionuevo (candidat au gouvernement de cette province), pour obtenir l’invalidation de ces élections, le Congrès National s’est contenté de nommer une commission pour «évaluer» la gravité des faits. Il est probable que, le temps passant, aucune sanction sérieuse ne sera prise contre lui.


Cette complicité n’exclut pas des divergences entre forces bourgeoises, de même qu’au sein de chaque parti. Ainsi, les péronistes (justicialistes) présentent trois candidats à la présidence: Nestor Kichner1, Carlos Menem et Adolfo Saas2. Les deux premiers sont donnés favoris par les sondages. De leur côté, les radicaux, bien que totalement discrédités, en présentent aussi trois: Leopoldo Moreau (candidat officiel), Elisa Carrió et Ricardo Lopez Murphy.

Continuer comme avant…

Tous proposent de poursuivre la politique actuelle… en volant et en privatisant moins… tout simplement parce qu’il ne reste plus grand chose à voler et à privatiser. Des bruits courent cependant, dans les coulisses du FMI, sur l’opportunité de privatiser les immenses réserves de terres publiques de Patagonie, peu peuplées, mais riches en ressources minières et en hydrocarbures.


Personne ne défend un projet de relance industrielle, notamment dans le secteur des PME qui a été systématiquement détruit au cours de ces vingt dernières années. Les responsables politiques bourgeois ne présentent aucun plan économique, encore moins un plan social pour combattre la faim. Il n’y a aucune volonté politique de rompre avec le modèle qui a conduit à la crise. Il s’agit plutôt d’éteindre un incendie de forêt avec quelques seaux d’eau.


Certes, le regain d’autorité des institutions reste encore très fragile, porté à bout de bras par l’appareil mafieux du péronisme, et par l’intervention prudente du FMI et de la Banque Mondiale, dans un contexte de lente amélioration de la situation économique.

Front social éclaté

L’explosion sociale de la fin de l’année 2001 a dégagé un immense enthousiasme quant à la capacité de la société de faire déboucher cette crise sur une issue démocratique et sociale. Il ne faut pas y renoncer, non par simple acte de foi, mais parce qu’il n’y a pas d’issue acceptable pour la population sans la participation des travailleurs et des chômeurs, femmes et hommes, dans la construction d’une alternative au modèle capitaliste néolibéral.


Les mouvements sociaux ne sont pas parvenus à s’unifier. Cela découle en partie des divisions qui traversent les partis de gauche, incapables de se débarrasser d’une vieille matrice sectaire. Pour avancer, il faudra que les nouvelles générations prennent le relais. Mais la faiblesse des mouvements sociaux résulte aussi de leur fragmentation entre secteurs (piqueteros, petits épargnants, etc.), et au sein de chaque secteur, de même que de leur difficulté à dépasser l’horizon de leurs revendications immédiates.


Les dernières manifestations de piqueteros, en février-mars, réclamaient une enquête sur la mort de Kosteki et Santillan (abattus par des tirs de la police, en juin dernier), le doublement des subsides aux chômeurs-euses et de véritables postes de travail. Les prestations actuelles sont essentiellement financées par la Banque Mondiale et instrumentalisées par les partis dominants pour reprendre le contrôle de la situation. Le gouvernement a versé 250 mille subsides de 50 dollars, alors que le pays compte 21 millions de pau-vres (dont 10 millions vivent en-dessous du seuil de pauvreté absolue) sur 36 millions d’habitants.

Gauche anti-capitaliste divisée

Les forces de gauche ne sont pas parvenues à bâtir une réponse unitaire, face à la recomposition institutionnelle des partis au pouvoir. Alors que le Mouvement Socialiste des Travailleurs (MST) – l’un des groupes issu du Mouvement pour le socialisme (MAS) – et le Parti Communiste vont ensemble aux élections, ils ne sont pas arrivés à engager une démarche commune avec le Parti Ouvrier (PO), qui présente des listes séparées. De leur côté, Patria Libre et un certain nombre de mouvements sociaux (Barrios de Pie, Movimiento Independiente de Jubilados y Desocupados, etc.), rejettent toute participation aux élections pour ne pas légitimer les politiques antisociales et répressives que le futur gouvernement s’apprête à mener, dans le sillage des injonctions du FMI.


Les différents courants syndicaux négocient un pacte de gouvernement avec Duhalde et les candidats péronistes qui se disputent le pouvoir. N’ayant pas la volonté de rompre avec le modèle qui a conduit à la crise, ce pacte devrait privilégier la collaboration au processus d’institutionnalisation en cours, afin de défendre les privilèges et les prérogatives menacés des appareils politiques et syndicaux.


Il reste un aspect positif dans ce sombre tableau: la société a perdu toute peur de manifester, mais aussi de mettre sous pression ou de dénoncer le pouvoir établi. Ceci se vérifie dans les secteurs populaires les plus affectés par la crise, mais aussi dans des catégories qui s’en tirent nettement mieux (les bénéficiaires de la dévaluation, comme le secteur agroexportateur, etc.). Tous les jours, il y a des coupures de routes ou des manifestations contre les ministères. Mais ce sont des mobilisations ponctuelles, dictées par les priorités les plus urgentes du quotidien. Aucune d’entre elles ne vise la dette extérieure ou les accords de stabilité économique récemment signés avec le FMI, sur lesquels on ne dispose d’aucune information précise.

Recul des mobilisations

Les assemblées de quartiers des cacerolazos ont pratiquement disparu. Les secteurs de la classe moyenne ont concentré leurs efforts sur l’exigence du rétablissement de la valeur dollar de leur épargne; il y a une lueur d’espoir, depuis que la Cour de Justice a donné raison à certaines catégories d’entre eux. Les manifestations de piqueteros n’ont plus la même importance: dix à quinze mille, le 24 février, pour tout Buenos Aires. Enfin, le rassemblement du 15 février contre la guerre en Irak n’a fait descendre que vingt-cinq mille personnes dans la rue. Dans le reste du pays, les mobilisations sociales sont encore plus faibles.


Cette démobilisation est entretenue par le puissant appareil partidaire péroniste, qui contrôle la distribution des aides sociales. Elle s’exprime par une poussée de l’individualisme dans les couches moyennes et les secteurs paupérisés, dans un climat marqué par les espoirs que suscitent la timide reprise économique3. Elle est favorisée par l’incapacité de la gauche radicale à trouver un accord pour articuler une alternative d’ensemble. Le poids des défaites sociales des années 70 et l’arrogance actuelle des Etats-Unis favorisent aussi cette relative passivité.


Cette accalmie relative du front social favorise une contre-offensive de l’Etat contre les gains des secteurs les plus avancés, par exemple contre les ouvriers de Zanon, qui ont occupé et remis en marche leur entreprise. Ils sont en effet l’un des principaux symbole d’une résistance active de ceux d’en bas.

De nouvelles épreuves en vue

Il va de soi que la crise économique, qui a conduit à l’explosion populaire, a amené le FMI, ainsi que les représentants des banques et des multinationales les plus importantes, à calmer le jeu en relâchant un peu la pression économique: report des échéances des créances internationales, émission de bons pour répondre au manque de liquidité du marché intérieur, versement de subsides aux chômeurs-euses, freinage de la hausse des prix des services, réduction des taux d’intérêt afin de regagner la confiance du public, soutien aux secteurs d’exportation, etc. De même, ce contexte exceptionnel explique l’important espace démocratique dont a joui le mouvement social.


Mais cette trêve ne va pas durer longtemps. On peut en effet prévoir une nouvelle dégradation des conditions de vie des couches les moins protégées, y compris des classes moyennes, avec un nouvel accroissement des conflits sociaux et de la crise politique. La réponse la plus probable de la classe dominante se concentrera alors sur la répression. Par exemple, Menem a annoncé que, s’il était élu, il n’hésiterait pas à faire appel à l’armée pour venir à bout du «désordre». Avec une nouvelle intensification de la lutte de classe, les masses populaires devront reprendre le long et difficile chemin en vue de construire une alternative socialiste au capitalisme dépendant.


Carmen GAZI

  1. Candidat soutenu par Duhalde, président actuel du pays, ancien gouverneur de Buenos Aires, véritable cacique du péronisme, soutenu par un appareil partidaire fort, qui inclut des groupes armés.
  2. Premier président de transition, après la chute de de la Rua, qui n’a pu rester que trois jours au pouvoir.
  3. On observe notamment une augmentation des recettes fiscales et une amélioration de la balance commerciale, de même qu’un contrôle de l’inflation et une certaine stabilité du taux de change peso/dollar. Cette reprise économique fragile résulte pour part de la cessation de paiement de la dette extérieure depuis plus d’une année.