L'Europe contre Google

Depuis quelques mois, une campagne paneuropéenne contre la puissance des grandes firmes américaines d’internet – les GAFA, aka Google, Apple, Facebook et Amazon – monte en puissance à travers le continent. Sa cible privilégiée : Google.

 

Jeudi 27 novembre, la campagne a franchi un seuil symbolique, puisque le Parlement européen, haut lieu du patriotisme européaniste dominé par les forces politiques d’orientation rhénane (c’est-à-dire les forces pour qui l’Europe doit affirmer son indépendance et sa puissance sur la scène internationale), a adopté une résolution invitant la Commission à envisager le démantèlement de Google. Le texte a été adopté à une écrasante majorité avec le soutien des deux plus grands groupes parlementaires, ceux du PSE et du PPE. La résolution reprend une idée déjà émise par le vice-chancelier et ministre de l’économie allemand Sigmar Gabriel en mai dernier. Le même jour, les gouvernements allemand et français adressaient une lettre à la Commission demandant la mise en place d’un «cadre réglementaire approprié au niveau européen» concernant les «plateformes indispensables d’internet» afin de garantir la concurrence et éviter les situations de monopole.

Le programme politique derrière ces initiatives est clair : il s’agit d’attaquer les positions dominantes des grandes firmes américaines de la Silicon Valley par des moyens politiques. La réponse américaine ne s’est d’ailleurs pas faite attendre : des sénateurs et représentants américains ont prévenu la veille du vote au Parlement européen que l’utilisation de moyens politiques contre les champions américains d’internet risquait de provoquer des représailles commerciales de la part de Washington.

 

 

L’industrie européenne du numérique à la manœuvre

 

La force motrice derrière la campagne européenne contre Google est l’industrie européenne du numérique. En mai dernier, l’initiative Open Internet Project était lancée à Paris en présence de ministres français et allemands. L’initiative regroupe quelques centaines de firmes européennes du numérique et notamment les groupes de médias Lagardère et Axel Springer – les principaux groupes en France et en Allemagne. Ceux-ci ont lancé l’initiative en dévoilant une plainte déposée à la Commission européenne contre Google, qu’ils accusent d’abuser de sa position ultra-dominante dans les moteurs de recherche pour promouvoir ses propres firmes de services commerciaux. A cette occasion, le ministre français de l’économie de l’époque, Arnaud Montebourg, a prévenu que l’Europe ne devait pas devenir une «colonie numérique» des États-Unis et Mathias Döpfner, le directeur général du groupe Springer, a répété son accusation que Google cherchait à construire un « super-Etat numérique ». C’est pour cette raison que la Commission a changé de stratégie à l’égard de Google en ouvrant une enquête visant le géant américain, alors que jusque-là elle s’était contentée de négocier avec lui. De même, le nouveau commissaire à l’économie numérique est une personnalité politique de poids, à savoir l’allemand Günther Oettinger, un chrétien-démocrate influent qui a prévenu Google que son pouvoir allait être réduit en Europe.

Le groupe Springer ne se con­tente pas d’ailleurs de la plainte instruite par la Commission; sa stratégie anti-Google comprend aussi un soutien financier à la start-up française Qwant, un moteur de recherche « alternatif » qui se met en avant comme défendant une recherche « respectueuse de la vie » privée. Ce positionnement n’est évidemment pas fortuit; toujours en mai dernier, la Cour de Justice Européenne a apporté sa contribution à la campagne anti-Google en imposant au géant américain des contraintes de respect des données personnelles, notamment le devoir de retirer des liens vers des données jugées préjudiciables par les personnes concernées. Google s’était battu contre une telle contrainte réglementaire car elle accroît ses coûts opérationnels et réduit donc ses marges bénéficiaires.

Un conflit

américano-européen récurrent

 

Cette campagne contre Google rappelle fortement le conflit entre la Commission, notamment le Commissaire italien à la concurrence Mario Monti, et Microsoft en 2000–2001. Monti avait infligé une amende record à la firme américaine, ce qui avait suscité des réactions hostiles de la part de l’administration fédérale. De même, elle rappelle la tentative avortée menée par les gouvernements et les industriels franco-allemands en 2005–2006 de susciter un concurrent européen à Google à travers le projet Quaero, un projet de recherche et développement d’un moteur de recherches multimédia que le président français de l’époque, Jacques Chirac, avait explicitement envisagé comme la réponse européenne à la puissance américaine dans le secteur de l’internet.

En réalité, la campagne actuelle contre Google est une nouvelle tentative européenne de rattraper le retard accumulé à l’égard des grandes firmes américaines dans la plupart des secteurs de la dite nouvelle économie liée aux technologies de la communication et de l’information. Elle illustre un aspect de l’unification européenne que beaucoup à gauche ne prennent pas au sérieux : une de ses finalités est précisément de construire une puissance capable d’affronter les États-Unis, principale puissance mondiale encore aujourd’hui. La prépondérance américaine toujours incontestée sur le plan militaire fait souvent oublier cet aspect des choses. Mais la rivalité américano-­européenne sur le plan économique est bien réelle, comme en témoigne la campagne anti-Google actuelle. Le temps des rivalités entre grandes puissances est loin d’être révolu. 

 

Christakis Georgiou