Franc fort

Franc fort : Défendons les salaires et le droit à l'emploi

Jeudi 15 janvier, à 10 h 30, la Banque nationale suisse (BNS) décidait de renoncer au cours plancher de 1,20 franc pour 1 €, qu’elle avait défendu depuis le 6 septembre 2011 au prix de 300 milliards de francs (dont environ 100 milliards dans les deux dernières semaines). Ce coup de tonnerre précédait de six jours la décision attendue de la Banque centrale européenne (BCE) de racheter les dettes publiques des Etats pour un montant de 60 milliards d’euros par mois sur 19 mois, et de dix jours, la victoire annoncée de SYRIZA aux élections grecques du 25 janvier.

Ce tournant abrupt va impacter la vie de millions de personnes. Il a pourtant été préparé dans le plus grand secret par les trois membres du Directoire de la BNS. Son président, Thomas Jordan, est un paranoïaque de l’inflation, un eurosceptique de la première heure, dont la thèse de doctorat de 1993 ciblait déjà les failles du projet de création d’une monnaie unique européenne. C’est pourquoi sa désignation à la tête de la BNS en 2012 avait été applaudie par la Weltwoche (proche de l’UDC) et par Christoph Blocher. Cette décision est celle des milieux dominants helvétiques qui veulent jouer leur propre partition sur la scène internationale. Elle n’a rien à voir avec l’intérêt de la majorité d'entre nous.

Ce sont ces mêmes milieux, en dépit de toute procédure démocratique, qui ont fait nommer, il y a trois ans, un triumvirat ultralibéral à la tête de la BNS. Pour les cercles dirigeants du PSS et des syndicats, leurs désirs sont des ordres. Ainsi, la présidence du Conseil de la BNS a été confiée au « socialiste » Jean Studer, ex-membre de l’exécutif neuchâtelois, champion de la baisse des impôts des entreprises, et un strapontin a été concédé à l’économiste en chef de l’Union syndicale suisse, Daniel Lampart.

 

La BNS exprime clairement sa volonté de ne pas soutenir les Etats en difficulté du sud de l’Europe en adoptant le même point de vue que l’Allemagne, la Hollande ou l’Autriche, qui auraient souhaité des plans d’ajustement plus brutaux encore. Pourtant, Paul Jorion se trompe lorsqu’il affirme sur son blog que «les Suisses se résolvent à sacrifier leurs dernières activités agricoles et industrielles pour ne pas être financièrement emportés par l’effondrement mécanique de la zone euro […]» (18 janvier). Au contraire, la production industrielle par ha­bitant·e de la Suisse reste la plus élevée au monde et sa balance commerciale est excédentaire depuis plus de 20 ans.

 

En maintenant l’euro au taux plancher de 1,20 franc durant plus de 3 ans, la BNS a donné un répit à l’industrie pour faire face au renchérissement du franc – de près de 30 % par rapport à l’euro, de fin 2007 à début 2011 – et pour qu’elle aborde la reprise dans une position de force. Toutefois, l’embellie tant attendue n’étant pas au rendez-vous, la BNS a estimé qu’une nouvelle dégringolade de l’euro était inévitable. Et elle compte sur la compréhension des secteurs industriels les mieux armés pour faire face à cette nouvelle donne (Nestlé, ABB, Roche, Novartis, etc.), ceci d’autant plus qu’une part importante de leurs activités se situe à l’étranger, où ils vont pouvoir acquérir des entreprises concurrentes à bon marché.

Bien sûr, BNS et patronat attendent des autorités qu’elles améliorent les « conditions cadres » des entreprises par une baisse massive de leurs charges (impôts et salaires), qu’il sera plus facile de justifier aujourd’hui par un chantage à l’emploi. Il s’agit d’accélérer la Réforme de la fiscalité des entreprises III, de comprimer les salaires et d’accroître temps et intensité du travail, comme le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann, après bien d’autres, l’a récemment préconisé à Davos. Les employeurs·euses vont tenter de tirer parti de la votation du 9 février en enfonçant un peu plus le clou de la division du monde du travail. Les fron­ta­lier·e·s ne sont-ils pas déjà montrés du doigt en raison de leur gain de change ? Comme dans la crise des années 70, ce sont donc les tra­vail­leurs·euses étrangers qui risquent d’être les premières victimes.

Il est probable que certains secteurs de l’économie suisse éprouvent des difficultés, qu’ils entendent imputer au monde du travail. Pourtant, ce n’est pas aux sa­la­rié·e·s de faire les frais des décisions de la BNS et des cours élevés du franc qui résultent largement de la spéculation internationale. Les milieux dirigeants – les banques en particulier – ne l’encouragent-ils pas depuis des décennies en refusant tout contrôle des mouvements de capitaux ? C’est pourquoi les syndicats et une gauche digne de ce nom, au lieu d’appeler à l’union nationale pour défendre l’économie suisse, devraient exiger de l’Etat fédéral et de la BNS, qui n’ont pas hésité une seconde pour dégager des dizaines de milliards pour sauver l’UBS en 2008, qu’ils renflouent les entreprises dont l’existence pourrait être menacée par la hausse du franc en les plaçant sous contrôle public. Bref, ce sont les salaires et le droit à l’emploi qu’il faut défendre. 

 

Jean Batou