Entretien avec Jean Batou et Jean-Michel Dolivo

Entretien avec Jean Batou et Jean-Michel Dolivo : Que pourra faire la gauche radicale au Conseil National?

Notre journal s’est entretenu avec Jean Batou et Jean-Michel Dolivo, en tête respectivement des listes Ensemble à Gauche à Genève, et POP – solidaritéS dans le canton de Vaud. Nos deux camarades ont pris une part importante dans l’animation de notre bimensuel depuis sa création, après avoir contribué à fonder le mouvement solidaritéS dans leurs deux cantons.

Dès le début des années 1970, ils ont été partie prenante aux côtés de tous les combats de la gauche radicale en Suisse romande.

Pourquoi êtes-vous candidats au Conseil national? Pensez-vous qu’un tout petit nombre d’élu·e·s de la gauche anticapitaliste puisse vraiment faire quelque chose à Berne ?

 

Jean-Michel Dolivo  Les élu·e·s d’une gauche anticapitaliste devront systématiquement s’opposer aux politiques néolibérales soumises à l’approbation du parlement. Ces politiques sont concoctées dans les hautes sphères de l’administration fédérale, digérées par le Conseil fédéral, puis recrachées par le parlement, qui intervient comme une sorte de caisse d’enregistrement. Les principales orientations, en matière fiscale ou d’assurances sociales, par exemple, sont dictées par les milieux bancaires (l’Association Suisse des Banquiers), les associations patronales (comme Economiesuisse), le lobby des assurances-maladie. Une des priorités sera de mettre en évidence les intérêts économiques et sociaux, camouflés derrière les décisions parlementaires. Ce travail de dévoilement et de dénonciation peut servir les mouvements sociaux, en soulignant les véritables enjeux en question. Il peut faciliter et encourager la résistance dans différents secteurs de la société et contribuer à dénoncer publiquement les véritables « maîtres du jeu ».

 

Jean Batou  Notre action ne devra pas se limiter à l’enceinte parlementaire, où nous serons évidemment très minoritaires. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, nous serons des lanceurs d’alerte qui appelleront l’opinion publique et les mouvements sociaux à se mobiliser contre les mauvais coups concoctés par les lobbies de la grande industrie, des banques et des assurances, relayés par le Conseil fédéral. Le parlement sera pour nous une tribune, à partir de laquelle nous montrerons en quoi les décisions des Chambres enchaînent les régressions sociales, et pourquoi la gauche ne peut s’opposer à une telle sous-enchère qu’en refusant d’y mettre la main, quand elle ne les propose pas elle-même au nom du moindre mal (Paquet Berset). Nous proposerons des réponses alternatives, en rupture avec les logiques marchandes, pour répondre aux besoins de la population. Il nous faudra donc travailler en équipe et développer des liens soutenus avec la population, avec nos électeur·trices, ainsi qu’avec le monde associatif et syndical.

 

 

Le dumping salarial et des conditions de travail a conduit une partie importante des salarié·e·s à soutenir l’initiative de l’UDC « Contre l’immigration de masse », le 9 février dernier. Comment une gauche de gauche peut-elle répondre à un tel défi ? L’initiative du groupe RASA (Sortons de l’impasse !), qui demande de remettre au vote la proposition de l’UDC, représente-t-elle à vos yeux une piste utile pour amorcer une contre-offensive ?

 

JB  Il est indiscutable que les salaires et les conditions de travail se dégradent dans le contexte actuel de course effrénée aux gains de productivité et aux profits. Dans le cadre des accords bilatéraux, la libre circulation de la main-d’œuvre au sein de l’Union européenne (UE) a été perçue comme la cause essentielle de cette péjoration, le mouvement syndical suisse ayant toujours prôné la protection du travail national par le contingentement de l’immigration pendant les années de haute conjoncture. En réalité, cette sous-enchère généralisée s’explique par la quasi-absence de droits sociaux et de conventions collectives dignes de ce nom. Or, il n’y aura pas de progrès sérieux sur ce plan sans mobilisations importantes du monde du travail, comme le vote à froid de l’initiative de l’USS pour un salaire minimum légal l’a montré a contrario. Brandir l’arme du rejet de la libre circulation pour obtenir des concessions patronales ne pouvait malheureusement que donner des ailes à l’extrême droite. Quant à l’initiative RASA (« Sortir de l’impasse »), qui propose de retirer de la Constitution les contingentements acceptés le 9 février dernier, il faudrait bien sûr appeler à la soutenir, si elle était soumise au vote, mais l’argumentation sur laquelle elle se fonde n’est pas la nôtre, puisque ses initiateurs·trices ont conçu ce Plan B dans l’intérêt des milieux économiques, pour sauver les accords bilatéraux au cas où l’UE mettrait en pratique sa menace de les annuler.

 

JMD  Les peurs des salarié·e·s ou des retraité·e·s relatives à une péjoration réelle de leurs conditions de travail, de logement ou de leurs rentes, ont été manipulées par l’UDC depuis des décennies. L’étranger est un bouc émissaire idéal! Et l’absence de réponses à ces questions, liée à l’extrême embourbement du parti socialiste (PSS) et des appareils syndicaux dans une politique de compromission, offre un boulevard aux xénophobes. La seule réponse possible est la reconstruction patiente des solidarités, sur les lieux de travail, dans les quartiers, les lieux de formation. Notre priorité est de développer l’organisation et l’action collectives, car c’est à cette occasion que la grande majorité peut faire l’expérience de qui est véritablement l’adversaire, le réfugié venant d’Afrique ou le milliardaire Blocher… L’initiative RASA ne se situe pas à un niveau pertinent relativement à la question posée. Elle est une réponse purement institutionnelle face à des réalités sociales auxquelles se heurte une partie importante de la population.

 

 

Le racisme d’Etat prend de moins en moins de gants lorsqu’il s’agit de débouter des demandeurs d’asile, de renvoyer des sans-papiers et de leur imposer des conditions de vie réputées « dissuasives ». L’occupation de l’Eglise Saint-Laurent à Lausanne et le mouvement No Bunkers à Genève ont eu le grand mérite de porter la question sur la place publique. Mais que faire pour défendre les droits fondamentaux des migrant·e·s dans le cadre d’un rapport de force fortement dégradé ? 

 

JMD  Défendre les droits fondamentaux des migrant·e·s relève d’une question de principe, celle de l’égalité des droits de chaque être humain. Pour dénoncer le racisme d’Etat, on ne peut évidemment pas se limiter à cette affirmation. A partir de situations concrètes, particulièrement odieuses (les renvois automatiques « Dublin » en Italie aujourd’hui, par exemple), il est nécessaire de construire des mouvements de résistance, larges et unitaires, pour tenter d’arracher sur des points précis un certain nombre de « victoires » partielles (dans le canton de Vaud, notamment la régularisation de la situation de séjour des ex-­saisonniers de l’ex-Yougoslavie ou de celle des « 523 » requérant·e·s débouté·e·s). Elles sont possibles, car, dans ces cas précis, et malgré un contexte très difficile, une partie significative de la jeunesse, et de l’opinion publique, face à des injustices aussi inacceptables, est disposée à se mobiliser.

 

JB  Les médias et les politiciens professionnels affirment que le rejet des étran­ger·e·s est un sentiment populaire profond que les autorités, les partis et les médias se doivent d’écouter au risque d’être débordés. Pourtant, les autorités, les partis de gouvernement, l’UDC en tête, et les médias, ne cessent d’alimenter cette perception. En effet, si la sous-enchère salariale, la pénurie de logements, les déficits publics, etc. sont imputés aux mi­grant·e·s, c’est que rares sont ceux qui pointent du doigt la course aux profits, la spéculation immobilière, les cadeaux fiscaux aux plus riches, etc. En réalité, les succès de la xénophobie résultent de l’absence de tout projet politique de gauche. S’il n’y a pas d’alternative au capitalisme dérégulé, c’est la lutte de tous contre tous qui s’impose, des Suisses contre les étranger·e·s, des vieux contre les jeunes, des hommes contre les femmes… C’est pourquoi combattre le racisme et la xénophobie passe certes par le soutien aux mobilisations des migrant·e·s contre leurs aspects les plus révoltants, mais cela nécessite aussi de reposer les questions sociales en termes de classes, dans l’action, afin de réaliser par l’expérience qui sont nos véritables adversaires.

 

 

Au-delà de l’AVS-AI, la Confédération est un quasi-désert social. Comment peut-on relancer le débat de fond sur la perspective d’un véritable système d’assurances sociales solidaires dans un pays ou la fable de La cigale et la fourmi a été érigée en sermon national ?

 

JMD  Principale revendication de la grève générale de 1918 en Suisse, l’AVS n’a été mise en application qu’en 1948 ! Le principe d’une assurance-­maternité a été introduit dans la Constitution en 1945, il a fallu attendre 2005 pour qu’elle soit instituée réellement ! Ces deux exemples mettent en évidence la nécessité de mobilisation d’ampleur, pour que des avancées en terme de sécurité sociale puissent avoir lieu ; la mise en place d’une loi introduisant enfin une assurance maternité a été le fruit des mouvements féministes des années 70 et 80. Il n’y a pas d’atavisme particulier de la population en Suisse à l’encontre d’un véritable système d’assurances sociales. La difficulté majeure réside dans le système concordance et de paix sociale qui, depuis de nombreuses décennies, a rogné et coupé les ailes à tout mouvement social d’ensemble. L’idéologie néo-­libérale du « chacun pour soi » a pu largement triompher. Pour relancer l’idée de l’extension des assurances sociales, il me paraît nécessaire de partir d’un besoin fortement ressenti, par exemple celui du remboursement des soins dentaires. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé, dans plusieurs cantons romands, la mise en place d’une assurance publique cantonale obligatoire, financée sur le modèle de l’AVS. Un débat à suivre et qui peut essaimer à l’échelle nationale !

 

JB  Nous devons proposer des alternatives concrètes « grandeur nature » aux recettes actuelles, qui accroissent les inégalités et stigmatisent les bénéficiaires de l’aide sociale. Il est en effet possible de montrer, chiffres à l’appui, que la solidarité marche mieux que l’individualisation des risques. Prenons l’exemple de la prévoyance vieillesse : la gauche doit être capable de forcer un débat national public sur les impasses du 2e pilier et les gains que toute la population pourrait tirer de son intégration à l’AVS (voir l’éditorial de ce numéro). Nous avons étudié et chiffré en détail une telle proposition, et pourtant il est quasi-impossible d’avoir accès aux grands médias pour la défendre devant l’opinion publique. Elus à Berne, nous pourrions sans doute mieux populariser une telle proposition. Il en va de même de notre bataille en cours pour des assurances publiques cantonales des soins dentaires, financées sur le modèle de l’AVS, comme étape vers une couverture fédérale, un moyen aussi de montrer le manque de solidarité de la LAMal, dont les primes ne sont pas proportionnelles aux revenus…

 

 

Notre ennemi est sans aucun doute la droite et l’extrême-­droite, mais comment réagir aux auto-goals systématiques du Parti socialiste, qui permettent de plus en plus l’introduction consensuelle des pires contre-réformes néolibérales (Paquet Berset, Réforme de l’imposition des entreprises III, etc.) sous prétexte d’éviter le pire ?

 

JB  Le PS n’est plus le parti des classes populaires. Sociologiquement, il s’appuie de façon croissante sur les couches supérieures du salariat, de la fonction publique, des professions libérales, voire de certains secteurs minoritaires du patronat. Il s’agit évidemment d’une mutation sociale de ces 30 à 40 dernières années. Sur le plan des idées, les socialistes d’aujourd’hui n’ont pratiquement plus de liens avec l’histoire du mouvement ouvrier, quand ils ne lui tournent pas ouvertement le dos. Alors que la droite défend de plus en plus un libéralisme économique néoconservateur, le PS prend la place d’un libéralisme progressiste sur l’échiquier politique, comme les Verts d’ailleurs. Ceci étant, une partie significative de la base du PS et des Verts est formée de salarié·e·s sensibles aux valeurs que nous défendons, si bien que ces partis ne peuvent pas être mis sur le même plan que la droite (PLR, PDC et UDC), qui relaye elle directement les intérêts des lobbies patronaux. Pour autant, ces partis jouent aujourd’hui un rôle déplorable en faisant passer les pilules les plus amères – Paquet Berset au niveau national, Réforme de l’imposition des entreprises III à Neuchâtel (Jean Studer), dans le canton de Vaud (Pierre-Yves Maillard) et à Genève (David Hiler) – au nom d’un pseudo-réalisme qui pousse en réalité les couches populaires dans les bras des populistes de droite et d’extrême droite.

 

JMD  La politique du moindre mal ouvre toujours la voie à celle du pire ! Aujourd’hui en Europe, et également en Suisse, les politiques d’austérité sont menées successivement et conjointement par des gouvernements de droite et de gauche social-libérale. La grande coalition CDU/CSU- SPD en Allemagne, Renzi en Italie, Hollande/Valls en France, Rajoy en Espagne sont aux commandes de politiques de régression sociale et d’attaques brutales aux conditions de vie et de travail. Le danger, aujourd’hui, c’est que la désespérance sociale, qui s’installe dans les milieux populaires face à l’absence d’alternative à ces politiques, profite à l’extrême-droite xénophobe, comme le Front national ou l’UDC. D’où l’urgence de faire surgir, comme en Grèce ou en Espagne, des alternatives sociales et politiques, issues de mouvements de résistance, qui portent un espoir de changement radical de cap. En Suisse, l’entrée du parti socialiste au Conseil fédéral date de 1943 et la formule magique de collaboration avec les partis bourgeois dure depuis 1959. Construire une alternative sociale et politique, impulser des actions de résistance unitaire et large, doit être notre préoccupation primordiale. Il n’y a pas de raccourci, si nous voulons développer un projet écosocialiste crédible. C’est la seule voie pour réagir, avec de possibles succès, face aux politiques menées par les Berset et Sommaruga.

 

 

Les femmes sont systématiquement ciblées par les politiques socialement régressives en cours, elles sont aussi écartées des centres de décision importants, tout particulièrement les femmes des couches populaires. Comment la gauche anticapitaliste peut-elle réinvestir à long terme la lutte contre la domination patriarcale en Suisse ?

 

JMD  Le combat pour l’égalité des droits et contre l’oppression patriarcale passe par une remise en question du fonctionnement et du mode d’agir de la gauche anticapitaliste. Cette dernière reproduit très largement les « modèles » masculins dominants. Pour permettre de modifier cette réalité, la construction d’un mouvement féministe autonome est une nécessité. Dans les syndicats et associations où nous sommes présents et assumons certaines responsabilités, tant sur le fond que dans les formes, il s’agit d’être systématiquement attentif à la place des femmes, à leurs revendications. «Où sont les femmes?», cette question ne doit pas être posée de manière moralisante, mais comme un impératif politique, un fondement même pour l’aboutissement des projets et revendications portées ces mouvements.

 

JB  La Suisse des années de guerre froide avait poussé l’idéologie patriarcale à ses extrêmes limites. En 1959, le Livre du soldat livrait ce morceau d’anthologie : «La femme est d’abord la gardienne du foyer. L’homme est à l’usine, aux champs, à l’atelier, au bureau ; il voyage ; il est absorbé par la vie professionnelle, politique sociale, militaire ; il se voue aux sports ; il est enrôlé dans dix, vingt sociétés ; il se doit à ses amis, à ses connaissances. La femme, vigilante, est au foyer. » Depuis, la situation a bien changé, mais pas tant qu’on le voudrait, en particulier pour les femmes des couches populaires. Par exemple, elles reçoivent aujourd’hui des rentes du 2e pilier à peine supérieures en moyenne à la moitié de celles des hommes. Derrière la brutalité d’une telle inégalité, se cachent des salaires inférieurs, des interruptions d’activités professionnelles pour charges d’enfants, des temps partiels contraints, etc. Et cela ne fait qu’augmenter avec la régression sociale en cours. La lutte contre la domination patriarcale passe donc par l’organisation des femmes elles-mêmes dans l’action, par la prise en charge de leurs revendications par l’ensemble du mouvement social, et par l’inscription de celles-ci dans le combat d’ensemble pour un projet social solidaire.

 

 

La Suisse est une grande puissance impérialiste dont les intérêts sont présents dans le monde entier. Comment des élu·e·s de la gauche anticapitaliste à Berne pourraient-ils mettre à profit leur position pour développer des campagnes de solidarité internationale concrètes avec les salariée·s et les peuples en lutte ?

 

JB  L’emprise des capitaux des multinationales suisses est plus importante à l’étranger qu’à l’intérieur du pays, en particulier en termes d’emplois et d’investissements. Ces sociétés tantaculaires appartiennent au petit nombre de celles qui dominent le monde dans les branches de l’énergie, des machines, de la pharmacie, des matériaux de construction, des produits alimentaires, de l’horlogerie, de l’agroindustrie, de la production et de la commercialisation des métaux, de la banque et des assurances. Pour cela, elles sont fortement représentées dans de nombreux conclaves patronaux internationaux. Les banques suisses gèrent aussi plus d’un tiers des fortunes privées de la planète. Et l’arc lémanique, en particulier Genève, domine le commerce mondial du pétrole, du coton, des céréales, des oléagineux, du sucre, du café, etc. Ces quelques faits donnent une vague idée de l’importance que la gauche devrait accorder à la solidarité internationale, si elle défendait vraiment, comme le dit L’Internationale, les intérêts du genre humain. Des élu·e·s de la gauche radicale à Berne devraient ainsi considérer comme une priorité absolue le soutien politique public à toute lutte populaire contre les méfaits sociaux et écologiques de l’impérialisme, notamment suisse.

 

Propos recueillis par notre  rédaction