Grande-Bretagne

Grande-Bretagne : Pourquoi Jeremy Corbyn effraie la droite

L’avancée de Jeremy Corbyn vers son élection à la direction du Parti travailliste semble annoncer un déplacement de la politique britannique vers la gauche. Espoir de sortir le Labour d’une social-démocratie qui tire franchement à droite, il est synonyme d’un changement abhorré par cette dernière. L’article qui suit est traduit et adapté du papier de E. Rooksby, paru dans le journal Jacobin début août.

Tout indique que l’ailier gauche Jeremy Corbyn est bien parti pour remporter la course à la direction du Parti travailliste britannique. La sagesse conventionnelle du centre-gauche britannique voit, elle, la victoire de Corbyn comme un désastre total pour le parti. L’orientation générale de leurs arguments est que les partisans de Corbyn ne sont pas sérieux, ne tenant pas compte des compromis nécessaires du pouvoir et se livrant à une forme de narcissisme complaisant qui, si Corbyn est couronné de succès dans sa tentative de leadership, est susceptible de condamner le parti à des années d’opposition.

Ils ont tort. Ce que Corbyn propose effectivement en termes de politique est parfaitement raisonnable et, à bien des égards, beaucoup trop modeste. Sa plate-forme revient, en fait, à proposer un retour à la social-démocratie keynésienne qui était absolument intégrée il y a encore quelques décennies. Que cette politique puisse être étiquetée d’«extrême gauche» montre combien l’opinion publique a changé chez les Britanniques de gauche libérale depuis ce temps.

Cette opposition à l’élection de Corbyn prend appui sur une évaluation pragmatique impitoyable de ce qui est nécessaire pour être éligible. Que la priorité de l’aile droite du Parti soit de vaincre les conservateurs et d’obtenir le retour du Labour au pouvoir sonne faux. En effet, si leur position ne reposait que sur des préoccupations électorales, ils sauraient être moins hostiles et méprisants à l’égard du candidat qui a su réunir des foules immenses à travers le pays lors de meetings. Par ailleurs, ils se montreraient un peu moins confiants dans les perspectives électorales des trois autres candidats – Yvette Cooper, Andy Burnham, et Liz Kendall – qui n’ont pas encore démontré beaucoup de talent pour électrifier le paysage politique. Leur contestation de la candidature de Corbyn est donc purement idéologique.

 

 

La droite flaire le danger

 

Une large partie de la droite semble avoir compris les implications de la campagne de Corbyn pour la direction du parti avec beaucoup plus de clarté et de clairvoyance que la plupart des acteurs de centre-gauche. Leur crainte étant de voir le centre de gravité de la politique britannique se déplacer vers la gauche, et une victoire de Corbyn permettrait bien de glisser encore plus loin dans cette direction.

Ce sentiment est exprimé par le journaliste ultra-néolibéral du Telegraph Allister Heath, pour qui une victoire de Corbyn «serait un désastre pour la cause pro-­capitaliste» parce que cela équivaudrait à transformer les coordonnées de base du terrain politique afin qu’il «devienne à nouveau fertile pour appeler à la nationalisation de larges secteurs de l’industrie». Une grande partie de la droite politique prend donc Corbyn très au sérieux, constatant l’élan remarquable que sa campagne a généré.

 

 

Un contexte de gauche radicale montante

 

Bien qu’elle ait pris presque tous les observateurs par surprise, la flambée de Corbyn ne s’est pas matérialisée à partir de rien. Le contexte des développements politiques récents à l’échelle internationale est à prendre en compte. Le « corbynisme » est l’expression spécifique en Grande-­Bretagne d’un phénomène plus large à travers l’Europe : un changement dans l’équilibre des forces politiques vers la gauche et la hausse rapide des partis et des mouvements anti-austérité radicaux, comme Podemos en Espagne et Syriza en Grèce.

Ce changement a été alimenté en grande partie par l’intersection de deux facteurs principaux : l’impact de l’austérité sur les travailleurs et la crise à long terme de la social-­démocratie. Ces deux facteurs ont convergé en Europe, et les partis sociaux-démocrates ont presque uniformément échoué à présenter une opposition cohérente à l’austérité. De plus, une érosion de la base traditionnelle de soutien des partis sociaux-démocrates établis a créé une situation volatile, qui menace d’un remaniement profond ces partis traditionnels.

Toutefois, à la différence de Podemos et Syriza qui ont émergé en contestation des partis sociaux-­démocrates, le défi britannique se manifeste au sein de sa structure. Ce défi a émergé assez tard, après une série de ce qui, rétrospectivement, semble avoir été des faux départs avant de se définir (pour l’instant du moins) avec le mouvement Corbyn. N’oublions pas que la campagne de Corbyn est la forme de changement politico-idéologique spécifique à l’Angleterre, le premier mouvement politique de masse sérieux contre l’austérité étant apparu dans les îles britanniques autour de l’extraordinaire campagne du oui pour l’indépendance écossaise.

Malgré les doutes que beaucoup d’entre nous ont sur les chances de Corbyn de transformer avec succès le Labour en un instrument de changement social radical, une victoire pour Corbyn à l’élection du leadership du Parti donnerait un coup de fouet psychologique énorme pour les Britanniques et ouvrirait de grandes possibilités pour l’avenir.

Ed Rooksby 

Source : jacobinmag.com/2015/08/corbyn–miliband-yvette-cooper-labour Notre traduction de l’anglais