Syrie-Russie

Syrie-Russie : Nouveaux colonialismes et crise des valeurs de la gauche

Nous publions ci-dessous une prise de position sur l’intervention russe en Syrie de Raúl Zibechi, militant, journaliste et théoricien politique uruguyain très influent en Amérique latine, lié au mouvement altermondialiste et aux courants politiques se revendiquant de l’autonomie. Cette prise de position est d’autant plus importante venant d’Amérique latine, qu’elle tranche avec les nombreux commentaires superficiels qui considèrent à tort la Russie néolibérale et autoritaire de Poutine comme une alliée des peuples du Moyen-Orient contre les impérialismes occidentaux, alors qu’elle ne fait que défendre ses propres intérêts impérialistes dans la région. Zibechi nous rappelle que la gauche internationaliste doit toujours se situer aux côtés des peuples contre toutes les interventions impérialistes d’où qu’elles viennent. En Syrie, nous soutenons les forces démocratiques arabes et kurdes qui luttent contre Assad et les djihadistes pour le droit des peuples à l’autodémination, la démocratie, et la justice sociale. [SP]

Nous vivons des temps de confusion où l’éthique fait naufrage, où les repères élémentaires disparaissent et où s’installe quelque chose ressemblant à « tout se vaut ». Cela permet de soutenir n’importe quelle cause pour autant qu’elle s’oppose à l’ennemi principal, par-delà toute considération de principes et de valeurs. Ces raccourcis aboutissent à des impasses, comme comparer Poutine à Lénine.

L’intervention russe en Syrie est un acte néocolonial, qui place la Russie du même côté de l’histoire que les Etats-Unis, la France et l’Angleterre. Les colonialismes bons, émancipateurs, n’existent pas. On aura beau justifier l’intervention russe en utilisant l’argument qu’elle freine l’Etat islamique et l’offensive impériale dans la région, il n’en restera pas moins qu’il s’agit d’une action symétrique utilisant des méthodes identiques et des arguments semblables.

Erreur stratégique, déviation éthique

 

La question centrale est la suivante : pourquoi entend-on des voix de la gauche latino-­américaine soutenir Poutine ? Nombreux sont ceux qui placent leurs espoirs d’un monde meilleur dans l’intervention de grandes puissances comme la Chine et la Russie, en pensant qu’elles freinent ou qu’elles défassent les puissances encore hégémoniques. Cela est compréhensible, vu les méfaits commis par Washington dans notre région [l’Amérique du Sud]. Mais c’est une erreur stratégique et une déviation éthique.

Je voudrais éclairer cette conjoncture en faisant appel à un document historique d’octobre 1956 : la lettre d’Aimé Césaire [poète martiniquais, fondateur du mouvement de la Négritude dans les années 1930] à Maurice Thorez (secrétaire général du Parti communiste français). Ce texte a été écrit peu après le XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique – où les crimes du stalinisme ont été dénoncés publiquement – et après le soulèvement du peuple hongrois contre le régime bureaucratique pro-russe (qui s’est soldé par plusieurs milliers de morts) et l’agression coloniale contre l’Egypte après la nationalisation du canal de Suez.

La lettre à Thorez « explique et exprime le mieux la distanciation entre le mouvement communiste mondial et les divers mouvements de libération nationale » (I. Wallerstein, Introduction au  Discours sur le colonialisme).

 

 

Crise des valeurs

 

Trois questions éclairent la crise des valeurs de la gauche que nous traversons actuellement.

 

(1) Manque de volonté pour rompre avec le stalinisme : Césaire se révolte contre le relativisme éthique qui prétend conjurer les crimes du stalinisme « par quelque phrase mécanique» : « Staline a commis des erreurs ». Assassiner des milliers de personnes n’est pas une erreur, même si l’on tue au nom d’une cause supposée juste.

La plus grande partie de la gauche n’a pas fait un bilan sérieux, autocritique, du stalinisme qui dépasse la figure de Staline. Ce qui a donné vie au stalinisme est un modèle de société centré sur l’Etat et sur le pouvoir d’une bureaucratie qui se transforme en bourgeoisie d’Etat, qui contrôle les moyens de production. On continue de miser sur un socialisme qui répète ce modèle vieux et caduc de centralisation des moyens de production.

 

(2) La lutte des opprimé·e·s « ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus important », car il existe une « singularité de nos problèmes qui ne se ramènent à nul autre problème ». La lutte contre le racisme est d’une « tout autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français et ne saurait en aucune manière être considérée comme une partie, un fragment de cette lutte ».

Sur ce point, les luttes anticoloniales et anti-patriarcales relèvent du même ordre. « Ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer. » Aujourd’hui encore nombreux sont ceux qui ne comprennent pas que les femmes ont besoin de leurs propres espaces, à l’instar de tous les peuples opprimés.

Césaire affirme qu’il s’agit de ne « pas confondre alliance et subordination », une chose très fréquente quand les partis de gauche prétendent « assimiler » les revendications des différents secteurs de ceux d’en bas en une cause unique, par la sacro-sainte unité qui ne fait rien d’autre que homogénéiser les différences, en installant de nouvelles oppressions.

 

(3) La troisième question qu’éclaire la lettre de Césaire est en rapport avec l’universalisme. Plus exactement, avec la construction d’universaux non-eurocentristes, où la totalité ne s’impose pas aux diversités. « Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’‹ universel ›.»

Nous sommes toujours loin de bâtir « un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers », comme l’écrivait Césaire il y a soixante ans.

Miser sur des pouvoirs symétriques à ceux qui existent, excluants et hégémoniques, mais de gauche, opposer aux bombes mauvaises des Yankees les bonnes bombes des Russes, c’est suivre le chemin tracé par le stalinisme faisant table rase du passé et des différences, au lieu d’œuvrer à quelque chose de différent, pour « un monde qui contienne d’autres mondes ».

Raúl Zibechi

Texte espagnol in La Jornada (México), 16.10.2015. Version française : alencontre.org et lcr-lagauche.org. Adaptation, coupures et intertitres de notre rédaction