Banques suisses

Banques suisses : La loi, c'est moi

Yves Sancey, qui est aussi rédacteur du journal syndical syndicom, a publié l'automne dernier Quand les banquiers font la loi aux Editions Antipodes. Il s'est alors entretenu avec Manon Todesco, journaliste à l'Evénement syndical.

Comment cet ouvrage a-t-il vu le jour?

Yves Sancey Ce livre est le résultat de mon travail de mémoire puis de thèse à l'Université de Lausanne, qui s'est étalé sur neuf années. J'avais envie de travailler sur les groupes d'intérêts et les banques en particulier, notamment sur les relations qu'elles entretenaient avec l'Etat. Paradoxalement, la place financière suisse est un sujet très peu étudié en histoire et en sciences politiques.

 

 

Pourquoi parler de cette période très précise, de 1914 aux années 50?

L'idée était de retracer la genèse de l'autorégulation bancaire à travers les gentlemen's agreements. Je reviens sur ses premiers pas, les batailles entre les banques qui divergent d'avis dans les années 20-30 puis sur le développement et la consolidation de ce système qui deviendra routinier dans les années 50. Durant toutes ces années, il est intéressant de voir comment se sont articulés les rapports de force entre l'Etat, les banques et la BNS.

 

 

Comment le modèle de l'autorégulation s'est-il imposé en Suisse?

Après la Première Guerre mondiale, la place financière suisse décolle. Elle reçoit des flux de capitaux énormes qui ont un impact immédiat sur les taux d'intérêt et donc sur la paysannerie et le monde ouvrier. Ces milieux se mobilisent et demandent le contrôle de l'exportation du capital. C'est à ce moment-là que les banques mettent en place l'autorégulation pour se défaire des pressions politiques.

 

 

Vous parlez du secteur bancaire comme d'un espace paraétatique qui fait la loi en lieu et place de l'Etat…

Historiquement, l'Etat suisse a toujours été très faible. Les groupes d'intérêts qui se développent en parallèle sont quant à eux très puissants. Afin que l'Etat ne s'immisce pas dans leurs affaires, les banquiers s'organisent à travers l'Association suisse des banquiers (ASB) en 1913. Tout de suite très influente, l'ASB obtient que l'Etat s'aplatisse et renonce à toute législation bancaire en 1917 ou s'engage le moins possible quand une législation devient inévitable en 1934. Entre 1977 et 1990, les banques se substitueront au gouvernement pour édicter, avec la BNS et la Commission fédérale des banques, des règlements en matière de lutte contre le blanchiment.

Identifiant les intérêts de la place financière à ceux de la Suisse, l'Etat renonce à se mêler des affaires bancaires pour ne pas effrayer les grandes fortunes étrangères.

 

 

Qu'est-ce que les gentlemen's agreements?

Ce sont des conventions, inspirées du système anglais, entre les banques et la BNS, orales ou écrites. Après des années de négociation, les banques acceptent de s'engager sur l'honneur à informer davantage la BNS sur l'exportation du capital et à tenir compte d'éventuelles objections, puis à freiner l'afflux de capitaux instables (hot money). Dépourvus d'obligation juridique contraignante, ces accords reposent au final sur la bonne volonté des banques. C'est à travers ces gentlemen's agreements qui rythment toute la période étudiée que l'on saisit la nature des rapports de force entre les trois acteurs.

 

 

Est-ce que l'autorégulation a une part de responsabilité dans la crise de 2008?

Quelques mois avant la crise des subprimes, le principe de l'autorégulation était encore glorifié par certains. La réalité a montré qu'on ne s'est pas donné les moyens de contrôler l'UBS ou d'autres banques. On est passé à côté d'une banqueroute qui aurait pu être catastrophique.

 

 

Est-ce que les choses ont changé depuis 2008 en matière de contrôle bancaire?

La crise a beaucoup occupé le législateur entre 2010 et 2012. Cela dit, les mesures mises sur pied, à part le doublement des fonds propres, restent très faibles. Aujourd'hui, la Loi sur les banques est très peu contraignante. Au final, assez peu de leçons ont été tirées. Après plus d'un siècle de mythe d'autorégulation, et ses limites clairement exposées au moment de la crise, il semble que le système a encore de beaux jours devant lui. L'opportunité de renforcer la régulation des banques s'est présentée, mais n'a pas été saisie, et maintenant c'est un peu tard…

Je crains qu'il faille une autre catastrophe pour que l'autorégulation soit remise en cause.

L'Evénement syndical nº 42-43, 14.10.2015

 


 

Un rêve patronal

En détaillant comment les banques ont su se soustraire, dès la Première Guerre mondiale, aux tentatives de réglementation par les autorités fédérales et la BNS, en mettant en place une autorégulation encore en vigueur aujourd'hui, Yves Sancey nous montre la réussite du premier de classe du capitalisme helvétique dans ce domaine. Car les autres secteurs du patronat auraient bien voulu pouvoir en faire autant. Les conventions collectives de travail (CCT), avec la paix du travail en bonus, bien que légalement plus encadrées, ont aussi représenté, du côté patronal, cette volonté de repousser – ou de réduire le plus possible – la régulation publique des rapports de travail. Et à l'époque où la paix du travail est signée dans la métallurgie (1937), un projet d'arbitrage étatique obligatoire en matière de relations industrielles était caressé par le Conseil fédéral. Il n'y avait rien là de progressiste. Mais suffisamment de menaces sur le pré carré patronal pour qu'il tende la main à un syndicalisme fort tenté par un corporatisme bien dans l'air du temps. DS