Va-t-on vers la fin du salariat?

Dans notre numéro 286, un article sur l’automatisation du travail et ses conséquences vous avait été présenté. Viviane Gonik, ergonome et spécialiste de la santé au travail a souhaité y réagir pour compléter ce premier point de vue présenté. Voici sa contribution déjà parue dans Le Courrier du 27 juin dernier.

En septembre 2013, un article de Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, chercheurs à l’université d’Oxford, avait alerté le monde entier en affirmant que «47 % de l’ensemble des emplois aux Etats-Unis» risquaient de disparaître d’ici à vingt ans à cause de l’automatisation. Abondamment reprise par les médias, ce propos a été au centre des discussions du Forum économique mondial de Davos, pour qui plus de 5 millions d’emplois pourraient être supprimés dans les quinze principales puissances économiques mondiales d’ici à 2020.

Une révolution en défaveur des femmes

Selon un article des Echos (18.01.2016), cette quatrième révolution industrielle aura également des conséquences pour les femmes qui vont se retrouver «sur la ligne de tir». «Le poids de la perte d’emplois, comme conséquence de l’automatisation et la désintermédiation aura un impact relativement équitable entre les hommes et les femmes, mais comme les femmes constituent une part moins importante aujourd’hui que les hommes sur le marché du travail, cela signifie que le fossé entre hommes et femmes pourrait devenir plus important», ajoute le document.

Pas de disparition, mais un transfert

Si les emplois sont supprimés ou transformés grâce à l’automatisation, c’est en grande partie parce que le travail autrefois exécuté par des salariés est aujourd’hui effectué gratuitement par des usagers: au supermarché, nous pesons nos légumes, passons à la caisse automatique ou scannons nos produits – gratuitement pour l’entreprise.

Sur nos propres ordinateurs, nous faisons nos opérations bancaires, nous cherchons des billets de train, d’avion, de spectacles, que nous imprimons avec notre imprimante en payant le papier et l’encre. On pourrait encore démultiplier les exemples. Nous passons de plus en plus de temps à effectuer un travail sans être payé (et parfois en dépensant même de l’argent) à la place des anciens employé·e·s. Si des emplois sont effectivement retirés par l’automatisation, le travail lui est toujours présent, mais réalisé sans salaire.


Les nouvelles plateformes d’intermédiaires – Marie

Main basse sur l’«économie de partage»

Avec la multiplication ces dernières années des plateformes d’intermédiaires qui mettent en relation un service avec des particuliers, comme Uber pour les transports de personnes ou Airbnb pour les logements de vacances, on est passé à un niveau supérieur: dans ces cas, le concepteur de la plateforme («l’entrepreneur») ne met plus l’outil de production à disposition du fournisseur de service (le «travailleur») ; c’est ce dernier qui fournit l’outil (la voiture, l’appartement, etc.) avec lequel il retirera une forme de rente. Ces nouvelles formes d’entreprises se sont développées en faisant main basse sur le potentiel de «l’économie collaborative» ou comme l’appelle l’économiste Benjamin Coriat (Mediapart, 9.02.2016) «l’économie du partage. A la base, celle-ci repose sur des initiatives citoyennes qui privilégient l’usage plutôt que la propriété, qui cherchent à minimiser la consommation, à préserver les ressources. Il y a une mise en commun des objets, des prêts, des échanges».

Les plateformes d’intermédiaires sont tout autre chose, sous couvert de modernité, elles «ont fait un hold-up idéologique sur l’économie collaborative, transformant une disposition citoyenne en source de profits. C’est une économie de prédation en lieu et place d’une économie de partage.» (B. Coriat)

Le «captalisme» sans emplois

Tous les secteurs économiques sont touchés par ces nouvelles plateformes en ligne, mêlant partages et transactions entre particuliers. D’Airbnb, l’hôtelier sans hôtels, à Drivy ou sharoo.com pour la location de voiture, ou encore KissKissBankBank pour le soutien financier. Cette nouvelle forme d’entrepreneuriat, que Michel Bauwens, théoricien du bien commun, nomme le «captalisme», pour mettre en évidence la captation qui s’opère sur le travail et la richesse de ces «indépendants» low cost, rapporte beaucoup aux personnes qui n’ont finalement injecté qu’un programme d’ordinateur: la valeur d’Uber à la bourse est évaluée à 50 milliards de dollars, Airbnb est cotée à 10 milliards de dollars. La palme revient à Facebook à qui des millions de personnes offrent avec enthousiasme des données que Monsieur Facebook revend. Cette richesse n’est pas réinvestie dans une création de valeur sous forme d’emploi ou même d’impôts. Ainsi aux USA, une société comme Uber compte 160 000 chauffeurs affiliés pour seulement 2000 employés. En France, Airbnb propose 200 000 logements en employant directement 25 personnes contre 650 000 chambres pour le secteur hôtelier employant 200 000 personnes.

Liberté bien contrôlée

La liberté qu’offrirait ce type d’échange, mise en avant par les promoteurs de ces sites, est relativement illusoire. Ainsi Uber contrôle l’ensemble de la chaîne. C’est lui qui détermine le nombre de chauffeurs affiliés, qu’il a transformés en faux travailleurs indépendants. Il est d’ailleurs dans son intérêt d’en multiplier le nombre pour casser le système, même si ses chauffeurs gagnent de moins en moins. C’est lui aussi qui fixe le prix de la course: il a imposé une baisse de 20 % sans négociation. Les mécanismes qu’il a mis en place lui permettent de travailler hors de toute charge sociale, de toute fiscalité, puisqu’il s’est en plus basé dans des paradis fiscaux. Il est en train de se constituer une super rente, au détriment de tous.

La location de l’outil de production au lieu de la force de travail

La publicité de ces sites claironne «faites travailler votre voiture» en passant sous silence le travail exigé pour nettoyer sa voiture, son appartement sans parler du coût des révisions, etc.… Citée par Mediapart en janvier 2016, Margot concède avoir «beaucoup travaillé: faire le ménage, changer les draps, accueillir les gens, c’est un vrai boulot et ça prend beaucoup de temps. Il fallait être là pour suivre les arrivées et les départs parfois au milieu de la nuit». Les usagers, eux, sont eux transformés en évaluateurs du travail. Après chaque transaction, le «client» est invité à donner son avis sur les différentes prestations offertes: propreté, gentillesse, justesse des informations, etc., évaluation qui pourrait faire éjecter le prestataire du service du système, sans aucun droit de recours.

Quelles réactions face à l’avènement du «post-salarié»

Cette multiplication des formes de services rendus et d’emplois met à mal les systèmes de sécurité sociale et d’assurances fonctionnant majoritairement sur le modèle du salariat qui assure des droits tels que la retraite et les assurances chômage, maternité, accidents de travail. Face à l’avènement du «post-salarié», les gouvernements proposent différents scénarios: Flex sécurité dans les pays scandinaves, compte personnel d’activité en France. Le Royaume-Uni (Monique Castro, Alencontre, avril 2016) est allé au bout de cette logique néolibérale en faisant financer le système social par des entreprises privées avec le système des social impact bonds. Cela consiste à faire financer par une entreprise privée des actions sociales relevant normalement de financements publics. Si le financeur atteint les objectifs, l’Etat rembourse l’intégralité de la dépense engagée à laquelle s’y ajoutent des intérêts.

Le revenu de base inconditionnel, sur lequel la Suisse a voté était également une forme de réponse à cette évolution ; si elle ne la contredisait pas, elle en aurait pu atténuer les effets les plus délétères. Simple atténuation de cette nouvelle exploitation ou réelle alternative? Le débat reste ouvert.

Viviane Gonik