Burkini

Burkini : Le débat de trop?

D’habitude consacrée à la présentation des nouveaux régimes et soins anti-cellulite destinés aux femmes, la période estivale 2016 aura été marquée par le débat sur le «burkini» et son interdiction par arrêté préfectoral sur certaines plages françaises. Au-delà des discours racistes et sexistes qui ont pu s’exprimer en toute liberté, ce débat semble dessiner des premières lignes de fracture à l’intérieur du féminisme institutionnalisé, resté jusque-là au mieux muet sur les différentes lois qui s’imposent spécifiquement au corps des femmes musulmanes.

Féminisme contre antiracisme?

Il était considéré comme une évidence dans la doxa commune ces dernières années qu’une position de lutte pour les droits des femmes ne pouvait que s’opposer au port du voile, de la «burka» ou de tout attribut vestimentaire féminin assimilé à l’Islam. Alors qu’un certain nombre d’associations féministes, composées de femmes racisées ou non, s’exprimaient déjà pour dénoncer la violence sexiste et raciste consistant à dire comment des femmes devraient s’habiller, cette posture ne parvenait à percer sur la place publique que de manière marginale et marginalisée.

C’est ainsi qu’on a pu voir les politiciens de l’UDC durant la campagne sur les minarets se présenter en défense de la liberté des femmes (suisses), et ne se voir confrontés qu’à une réaction molle des partis de la gauche gouvernementale, quand celle-ci n’allait pas jusqu’à accréditer le discours dominant sur un problème musulman concernant l’égalité entre hommes et femmes. C’est également ainsi qu’on a pu voir plus récemment un Conseiller d’Etat socialiste vaudois se prévaloir de la défense des droits des femmes pour indiquer qu’il ne ferait pas campagne contre une interdiction potentielle de la «burka» dans l’espace public, et ses camarades s’en distancier maladroitement en affirmant comprendre son positionnement d’un point de vue féministe, tout en s’en démarquant au nom d’un risque de dérives racistes.

La posture conduisant des féministes à penser une opposition ou distinction entre leurs luttes et l’antiracisme fait ainsi partie d’un imaginaire commun longuement analysé par la sociologue féministe Christine Delphy à l’occasion des débats de 2004 sur l’interdiction du port du foulard dans les écoles. Une posture qui s’appuie d’une part sur un présupposé de supériorité occidentale dans la définition et l’application d’une voie d’émancipation féminine réussie, d’autre part sur l’exclusion de la communauté des femmes de celles qui ne se conformeraient pas à ce modèle (Christine Delphy, «Antisexisme ou antiracisme: un faux dilemme», Nouvelles Questions Féministes, vol. 25 (1), 2006).

C’est au regard d’une norme d’émancipation occidentale construite autour de la libération des entraves vestimentaires qu’on peut expliquer, de la part de personnes se revendiquant du féminisme, une absence totale de questionnement autour de la signification donnée au foulard par celles qui le portent. C’est parce qu’elles sont jugées comme complices d’un projet machiste, ou «soldates du fascisme vert», selon l’expression de la fondatrice du mouvement Ni putes, ni soumises Fadela Amara, que l’on explique l’absence totale d’empathie féministe subie par ces femmes.

Lorsque la lutte contre l’asservissement de la femme ne justifie plus tout

A l’occasion du débat sur les arrêtés anti-burkini et de la sortie d’images d’une rare violence présentant des agents de police forçant une femme à enlever son foulard et son gilet sur une plage de France, les médias dominants ont ainsi découvert l’existence de discours féministes condamnant ces arrêtés anti-burkini au nom des droits des femmes, non pas parce que ces discours n’existaient pas auparavant, mais parce qu’ils étaient désormais également portés par des voix et associations jouissant d’une reconnaissance médiatique.

De Caroline Fourest à Osez le féminisme se sont ainsi succédé les prises de position dénonçant le caractère indigne et profondément misogyne d’une loi humiliante, visant à faire déshabiller par la contrainte des femmes qui ne le souhaitaient pas. Des propos parfois ponctués d’un rappel du prétendu bien-fondé de l’interdiction du port du foulard dans les milieux scolaires, qui n’en témoignent pas moins d’un embryon de réaction longtemps attendu. Exception faite d’Elisabeth Badinter – égérie «féministe» des mouvements masculinistes depuis la publication de Fausse route en 2003, un pamphlet dans lequel elle accusait le féminisme français d’être allé trop loin et remettait en question l’ampleur de la violence conjugale – les discours féministes n’ont cherché aucune légitimation à la violence de ces arrêtés, les condamnant univoquement comme une violence raciste et sexiste.

Une réaction différente qui s’explique par le choc des images, mais aussi peut-être par le lieu visé, un espace de loisirs assimilé à la liberté et néanmoins théâtre d’une violence symbolique ressentie chaque été par de nombreuses femmes en s’exposant face aux injonctions au corps parfait et aux regards parfois déplacés. Une expérimentation différente de l’oppression, mais commune dans ses mécanismes, permettant de dépasser l’altérisation culturelle ou religieuse pour retrouver une solidarité féministe face au sexisme.

Un embryon de changement qui s’explique sans doute également par le travail sans relâche de décolonisation des esprits mené par les militant·e·s œuvrant pour la prise en compte d’une perspective intersectionnelle au sein des combats féministes, et dont la percée dans le débat public s’illustre par l’apparition récente sur les réseaux sociaux de l’utilisation du terme «islamo-féministo–gauchiste» par ceux qui, il y a quelques mois encore, n’avaient de cesse de convoquer le féminisme pour stigmatiser les musulman·e·s.

Audrey Schmid