Vie ou marchandise?

Vie ou marchandise? : Ce que nous disent les animaux

Les diverses formes d’exploitation et de destruction de la vie animale (et pas seulement animale) dans les sociétés industrialisées du capitalisme tardif mettent en évidence les fondements mêmes d’un système pour lequel tout ce qui est vivant peut être réduit au statut de marchandise.

 La destruction  de l’environnement, l’hécatombe de la biodiversité, l’expérimentation animale, l’horreur de l’actuel élevage industriel… tout regard que nous posons sur la place réservée aux autres animaux dans nos sociétés nous mène à une conclusion: ils sont considérés comme des objets, des marchandises, utiles seulement dans la mesure où ils produisent un profit. Et pourtant cette réalité est absente, de façon significative, tant de la réflexion théorique et politique, que de la perception quotidienne de la majorité d’entre nous.

Les droits des animaux: un impensé à gauche

 On pourrait imaginer  que les propositions en faveur des droits des animaux, ou plaidant avec plus ou moins de radicalité pour le bien-être animal, occuperaient la place centrale qui leur revient au sein du mouvement écologiste ; toutefois, il n’en est pas toujours ainsi et on a l’impression, qu’en de nombreuses occasions, il oublie d’énumérer les défis et les tâches urgentes du mouvement dans ce domaine. Et si c’est le cas, à mes yeux, parmi les écologistes, cette absence est consternante pour les partis de gauche, y compris les plus alternatifs. S’agirait-il d’une question délicate pour la théorie marxiste, et difficile à inscrire dans la lutte politique? Quoi qu’il en soit, il semble que les thèses animalistes ne soient, dans le meilleur des cas, qu’un alibi sympathique et pitoresque, qui peut, à la dernière minute, être inclus dans un programme électoral ou faire l’objet d’une petite note de bas de page dans un texte qui parle de choses « vraiment importantes ».

Nous touchons là à l’une des clés du problème: la souffrance animale n’existe pas, elle n’appartient pas à la réalité, alors qu’elle fait partie de la « matière noire » dont se nourrissent les phénomènes les plus sanglants et les plus inadmissibles de l’exploitation capitaliste (et en général de toute société productiviste ; et bien sûr des sociétés du soi-disant « socialisme réel »). Je pense ainsi que la gauche anticapitaliste accorde aujourd’hui la même attention à la réflexion sur les animaux non humains qu’elle en accordait au mouvement écologiste il y a quelques temps, et au mouvement féministe durant un siècle: une attention résiduelle par rapport au noyau dur de la pensée « révolutionnaire », puisqu’un marxisme de manuel les considérait comme étrangers à la lutte des classes.

Pourtant, le fait que les premières réflexions sur les droits humains, les droits des femmes et les droits des animaux ont surgi simultanément, ne me semble pas un hasard. Pour mémoire: en 1791, Thomas Paine publie Rights of Man, l’année suivante Mary Wollstonecraft publie Vindication of the Rights of Women et, la même année, à Londres aussi, paraît la première œuvre touchant aux droits des animaux: Vindication of the Rights of Brutes. Une œuvre anonyme, attribuée à Thomas Taylor, écrite en forme de parodie – si quelqu’un a pu revendiquer une chose aussi absurde que les droits des femmes, pourquoi ne pas en faire de même pour les animaux? Il faudra attendre la publication de Animals’ Right par Henry Stephens Salt, en 1892 qui, bien qu’ayant des antécédents illustres avec les travaux de Bentham ou de Darwin, sera le premier livre systématique sur la question [traduit en français en 1900, il n’a pas été réédité depuis1]. Aujourd’hui, tant le féminisme que l’écologisme occupent une place centrale dans toute vision transformatrice de la société. Que l’on assiste pas à la même prise en compte des droits des animaux est un premier motif de stupeur.

« L’animal nous regarde et nous sommes nus devant lui » (Jacques Derrida)

« Commençons  avec le plus difficile qui, comme cela arrive, est le plus évident. Un regard. Face à face avec l’animal. Et une écoute: ce que, depuis leur silence, nous disent les animaux. La responsabilité qui naît de cette rencontre. Seulement après cet exercice de modestie, il sera possible de rechercher des réponses. Une rencontre avec l’autre, qui fonde la subjectivité et qui, en même temps, nous lie dans par responsabilité où il n’y a pas d’échappatoire, de laquelle je ne pourrais me libérer ». Et cette dette impayable s’exprime dans le regard: « Ce qui s’exprime dans la nudité – le visage – c’est quelqu’un, au point de faire appel à moi, de se placer sous ma responsabilité ; dès ce moment, je dois répondre pour lui » (Lévinas, Dieu, la mort et le temps, 1995).

S’il en est ainsi de notre relation interpersonnelle, cela est aussi le cas, de façon plus radicale, de notre regard sur les animaux non humains. Alors, l’étonnement (la sortie de soi-même) et le bouleversement de sentir l’appel de l’autre sont bien supérieurs. Nous sommes devant une énigme, privés de parole et de certitudes. Le dialogue qui naît de cette rencontre est muet. Nous voyons peut-être une forme d’être au monde qui a pu être la nôtre (un pur être sans conscience, sans histoire, sans temps), et qui peut être nostalgie et tension vers le futur. Et ce que l’on ressent alors, c’est en même temps une distance apparemment non franchissable et la possibilité (et la nécessité) de la franchir.

Ce que Rilke nous a laissé dans la VIIIe de ses Elégies de Duino: le regard de l’animal comme ouvert, absent de l’histoire, étranger à la distinction vie-mort ; le monde des pures relations, un vivre au monde face à l’humain, un vivre face au monde. Ce que Heidegger considère, dans sa lecture de Rilke, comme « un monde appauvri », mais aussi « une monstrueuse anthropomorphisation de l’animal… et une animalisation correspondante de l’homme ». Pour autant, son exposé est plein de nuances. Il affirme que la vie des animaux ne se situe pas à un niveau inférieur à la vie humaine et que chez eux « la vie est avant tout un cadre qui a une richesse d’ouverture comme le monde humain ne la connaît peut-être pas » (Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, 2002).

Parler « du hiatus qui sépare pour l’homme, l’homme et l’animal » (Agamben, 2002) ne suppose pas de recourir à la thèse traditionnelle de la barrière entre espèces, cet abîme ontologique qui a nourri durant des siècles la réflexion philosophique occidentale. Si aujourd’hui, l’idée d’un « continuum évolutif », où il ne serait pas possible de parler d’une coupure radicale entre le monde animal et le monde humain, s’est frayée un chemin, si nous parlons de la nécessité d’étendre la communauté morale en y incluant les animaux, c’est parce que nous croyons que ce hiatus peut et doit être comblé tout en subsistant comme blessure (la trace ou cicatrice que nous laisse cet effort) 2. Alors il s’agit de « s’aventurer dans ce vide » (Agamben, 2002), d’arriver à l’animal et d’accepter son mystère (ce qu’il ne nous dira jamais), en même temps qu’un geste minimum (une caresse sur son dos, sur sa queue dressée) est capable de franchir cette distance.

Des événements du quotidien (« grands » ou « petits ») qui nous appellent. Ce que Martin Buber a formulé ainsi: « Un monde concret, nouvellement créé, duquel nous répondons, nous est mis dans les bras. Un chien t’a vu et tu réponds à son regard, un enfant t’a saisi la main et tu réponds à son contact, une multitude d’hommes se meut autour de toi et tu réponds à leur nécessité ». Un monde concret, un dialogue réel et une responsabilité.

La matière noire: un espace pour l’oubli

 Quelle est notre réponse?  Quel est notre faire – ou non faire – face à la douleur et à la souffrance des animaux non humains. Les voyons-nous par hasard? Existent-ils pour nous ou sont-ils déjà entrés dans l’inexistant royaume de la marchandise? Sont-ils déjà absorbés par la fantasmagorie propre au capital: la conversion de la vie (et de la mort) en quelque chose d’irréel? Ont-ils été convertis en « produits », sacs en plastic hermétiques, barquettes avec codes-barres? Ont-ils déjà été « traités »? Alors tout cela se passe dans une réalité parallèle, toujours invisible et, pourrait-on dire, pratiquement, inexistante.

La souffrance des animaux, avec les proportions gigantesques et effrayantes qu’elle a acquise dans l’élevage industriel, fait partie de ce que nous pouvons appeler la « matière noire » des sociétés industrialisées actuelles. En astrophysique, « on nomme matière noire la matière de composition inconnue qui n’émet ni ne reflète suffisamment de radiations pour être observée directement », matière qui constitute le 25% de l’univers face au 75% occupés par la matière commune. Cette matière noire « semble former l’échafaudage occulte qui porte les lieux de construction des étoiles et des galaxies » ; ainsi, les processus « invisibles » d’exploitation sont-ils toujours plus le support des mécanismes essentiels de nos sociétés capitalistes. L’opacité absolue des flux financiers, le bien-être dérivé de l’exploitation des pays du Sud, les processus de spoliation de la nature, la souffrance des enfants, l’émigration… nous apparaissent toujours d’avantage comme une matière noire qui aurait l’obscure – et pourtant invisible – densité d’un « trou noir ».

Peut-être en a-t-il toujours été ainsi, et de là découle la difficulté de dévoiler les processus de l’exploitation capitaliste, de faire réel ce que le capital convertit en fantasmagorie. C’est d’ailleurs ce qui se donne à voir dans ce minutieux démontage des mécanismes internes de l’exploitation qu’est Le Capital de Marx, cette recherche de la vérité menée à ses ultimes conséquences (d’où la suggestion de le lire comme une nouvelle policière). Raison pour laquelle il est nécessaire de démasquer les nouvelles formes d’invisibilité, les nouveaux espaces du « non existant », la topographie de la dissimulation: par exemple les centres d’internement pour étrangers, lieu où les « sans-papiers » disparaissent derrière des murs qui les convertissent définitivement en inexistants3. La souffrance des animaux appartient aussi à cette catégorie. Jacques Derrida l’exprime ainsi: « Nul ne peut nier sérieusement, ou durablement, que les hommes font ce qu’ils peuvent afin de dissimuler cette cruauté ou de se la cacher à eux-mêmes, afin d’organiser l’oubli de cette violence à l’échelle globale » (J. Safran Foer, Faut-il manger les animaux, 2012).

Les formes et les espaces qui « organisent l’oubli » de la violence sont maintenant les Centre d’internement pour migrant·e·s, les élevages industriels ou les abattoirs, comme l’avaient été auparavant les asiles d’aliénés ou les lieux de réclusion pour personnes différentes. Cette matière noire, dense et majoritaire, semble former aujourd’hui l’étayage indispensable de l’exploitation capitaliste. Assembler une voiture, c’est comme traire une vache, mais à rebours.

Assembler une voiture c’est comme traire une vache, mais à rebours

 Mais de quoi parlons-nous  exactement quand nous nous référons à la souffrance animale? Quelle en est aujourd’hui la cause? Nous parlons, en premier lieu, du soi-disant « élevage industriel », un euphémisme qui dissimule une réalité qui n’a plus rien à voir avec les formes traditionnelles de l’élevage extensif ; nous parlons de ce qui se passe dans les « fermes industrielles », une expression qui cache les immenses hangars où l’on produit et stocke des animaux qui seront ensuite « abattus » et transformés en viande qui, dans sa quasi–totalité, sera livrée au marché.

Dans l’élevage industriel et intensif, les animaux, logés par dizaines ou centaines de milliers, sont créés génétiquement ; ils sont dramatiquement restreints dans leur mobilité (stockés) et alimentés par des régimes totalement artificiels (hormones, aliments transgéniques), voire par des médicaments (antibiotiques, antimicrobres…) administrés à titre préventif (en estimant qu’ils seront malades à coup sûr). Aux Etats-Unis, ces fermes industrielles produisent 99 % des animaux terrestres destinés à la consommation, que l’on utilise pour leur viande, pour leur lait ou pour leurs œufs 4 (Safran Foer, 2012). Cela signifie que l’élevage extensif traditionnel, qui entretient un rapport différent avec les animaux… n’est pas même résiduel, mais quasi-inexistant. En même temps, l’élevage industriel représente l’une des principales menaces pour l’environnement, responsable notamment de la déforestation et de la monoculture: sa contribution au réchauffement climatique global est de 40% supérieure à celle de tout le secteur des transports.

Aujourd’hui, manger de la viande, c’est acheter les produits des fermes industrielles. Celles-ci sont « invisibles » au sens strict, puisque qu’elles proscrivent la captation d’images. Elles « traitent » des êtres vivants destinés à être consommés. Plus que sur un ensemble de pratiques, leur organisation est basée sur « la réduction des coûts de production au minimum et sur l’ignorance systématique, ou ‘l’externalisation’, des incidences sur l’environnement, la santé humaine et la souffrance animale » (Safran Foer, 2012).

L’origine de ce processus est révélatrice. A la fin des années 1920, les premiers abattoirs industriels sont construits à Cincinnati et Chicago. Henry Ford s’inspire de ce modèle pour ses chaînes de voitures: « assembler une voiture, c’est comme une vache, mais à l’envers » (Safran Foer, 2012). L’efficacité des abattoirs avait déjà été déjà améliorée grâce au transport ferroviaire et à l’invention du wagon frigorifique, ceci dès 1879. En 1908, les tapis roulants ont été introduits, les superviseurs ont remplacé les ouvriers, tandis que la vitesse des chaînes ne cessait d’augmenter. En 1923, la première ferme industrielle est entrée en fonction dans le Delaware. Au début des années 1930, de grands architectes ont encore amélioré les élevages industriels naissants, et pendant la Seconde Guerre mondiale, d’importantes innovations y ont été introduites. A partir des années 1940, ce secteur a crû de façon exponentielle. Actuellement, aux USA, les fermes industrielles produisent 99,9% des poulets, 97% des poules, 99% des dindons, 95% des porcs et 78% de l’ensemble du bétail (Safran Foer, 2012).

Un train en marche (vers l’abîme) sans freins de secours

 Cette chronologie  est révélatrice et la mutation qu’elle balise est d’une intensité difficile à concevoir. Elle dessine la ligne exacte de ce « progrès » que le capitalisme met en œuvre grâce au fordisme. La mort (et la non vie) est produite à la chaîne. Dans une récente bande dessinée d’El Roto, une vache qui monte la rampe d’un camion affirme ainsi: « Arriver à l’abattoir sur des roues et non en marchant, c’est ça le progrès! » (El País, 23 juin 2012). C’est ce que l’élevage industriel a généralisé, à compter des années 1930… et le train est à l’origine de ce développement.

Le rapport du chemin de fer avec l’expansion du capitalisme et la destruction des formes traditionnelles de vie est ainsi révélateur. Son association avec le transport d’animaux et d’êtres humains vers la mort l’est aussi. Adiós Cordera (1893), de l’écrivain espagnol Leopoldo Alas, dit Clarín, le démontre avec une intensité et une beauté bouleversantes. L’enfance partagée de Rosa et Pinín avec la vache Cordera, la vente de l’animal, son départ à l’abattoir. Quand ils voient le train où, « dans un wagon fermé par quelques hautes fenêtres étroites pour respirer, les frères jumeaux entrevoient des têtes de vaches qui, stupéfiées, regardent à travers ces lucarnes » et crient leur adieu, Pinín fait éclater la féroce critique sociale latente de ce conte: « On la mène à l’abattoir… Chair de vache que mangeront les messieurs, les curés… »

Cela suffirait pour faire de ce récit l’une des dénonciations les plus cinglantes de l’injustice sociale dans la prose réaliste ; mais Clarín va plus loin et, dans sa brève section finale, le conte se transforme en un vibrant plaidoyer anti-guerre. Pinín se fait soldat et avec cinq autres, on l’amène au roi – « la guerre carliste flambait ». Il part en train et son frère le confond avec le souvenir de la vache dans son rejet du télégraphe et du chemin de fer, symboles d’un progrès qui sème la mort et l’injustice de classe: « Il y allait, comme l’autre, la grand-mère vache. On le livrait au monde. Chair de vache pour les gloutons… ; chair de son âme, chair à canons pour les folies du monde, pour les ambitions étrangères ». Or, les techniques naissantes des abattoirs et des fermes industrielles, qui ont inspiré les chaînes de montage de Henry Ford, seront bientôt appliquées à des êtres humains, clôturant cette infernale analogie.

Dans Vie et destin de l’écrivain soviétique Vassili Grossman, il est dit qu’avant de sacrifier le bétail comtaminé, on doit adopter diverses mesures préventives, notamment le transport, la concentration dans des points adéquats, l’instruction de personnel qualifié, le creusement de fosses et de tranchées. La population qui collabore avec les autorités pour amener le bétail infecté aux abattoirs ou pour capturer les animaux dispersés ne le fait pas par peur panique des veaux et des vaches, mais par instinct de conservation. De même, dans le cas des exterminations massives de personnes, la population locale ne professe pas une haine sanglante contre les femmes, les vieillards et les enfants qui vont être anéantis.

L’analogie est renforcée par la séquence narrative où nous voyons l’horreur de la souffrance animale à travers les yeux d’un enfant: « David est allé deux fois à la gare de marchandises et il a vu comme on chargeait dans les wagons des taureaux, des moutons et des cochons. Un taureau mugit puissamment comme s’il souffrait ou demandait pitié. Une peur épouvantable saisit l’enfant… ». Alors qu’en assistant à l’abattage d’une poule, il « avait senti la mort avec une clarté et une profondeur que seuls sont capables d’atteindre les enfants et les grands philosophes », il va être transporté comme du bétail et mourra comme six autres millions d’êtres humains « traités » dans les camps d’extermination.

«Les nazis ont appris à traiter les corps avec les abattoirs de Chicago»

 L’écrivain sud-africain  John Maxwell Coetzee pousse ce raisonnement à son extrêmité, lorsqu’il prête ces propos à l’héroïne de son roman éponyme, Elisabeth Costello: « Nous avons besoin de fabriques de la mort. Nous avons besoin d’animaux de fabrique. Chicago nous a montré la forme. Les nazis ont appris à traiter les corps avec les abattoirs de Chicago ». On trouve une analogie du même type dans les souvenirs de Marc Chagall. Durant l’occupation nazie, il s’aventure dans les rues de Vitebsk par une nuit de pogrom: « J’ai peur, surtout devant les vitrines des boucheries. On y voit des moutons encore vivants, gisant près de la petite hache et des couteaux du boucher. Enfermés dans leur dernière nuit, leurs mugissements inspirent la pitié ». Nous assistons à un processus parallèle – ce qui ne signifie pas qu’il soit identique – par lequel on chosifie un être vivant: ici, l’animal, réduit à une pièce d’un engrenage productif.

Rappelons-le: l’assemblage d’une voiture est comme la traite d’une vache, mais à rebours. Il s’agit de cela: c’est un mécanisme de renversement par lequel on considère comme un objet, comme une pièce, ce qui est vie. Ce modèle sert à un plus effrayant reneversement (parallèle et comparable dans la méthode, non équivalent évidemment sur le plan moral, ce que ne dit pas assez Coetzee). La réduction de l’humain à l’animal suppose dès lors qu’on le considère comme une chose. Lorsqu’on annule cette différence, « les deux termes entrent dans une relation de vide réciproque » (Agamben, 2002). Les animaux ne sont plus les animaux, les êtres humains sont considérés comme des animaux et sont donc des marchandises. Ce vide de sens configure un espace opaque, invisible, où l’horreur se manifeste: le royaume de la marchandise où tout est mort (description de l’espace, ustensiles, technique, travailleurs…) et tout sert à la mort: au néant, à ce vide de vie qui s’inscrit dans l’espace.

Auschwitz a été cela, cette « rupture de civilisation », cette « césure historique », selon les termes d’Enzo Traverso, qui partage le 20e siècle en deux, et dont je ne prétends pas comparer l’horreur avec d’autres événements. Et cela, j’entends cet espace vide, dessiné seulement pour la mort (je ne veux pas dire ici les camps d’extermination, mais ce qui les a précédés et qui se poursuit pourtant ; quelque chose qui n’est pas identique, mais qui n’en demeure pas moins la mise à mort industrialisée d’êtres vivants), c’est l’abattoir. Ici: « Sous les multiplications / Il y a une goutte de sang de canard / Sous les divisions / Il y a une goutte de sang de marin » (F. Garcia Lorca, Poeta en Nueva York).

Dans cette inversion de sens, il y a des gestes ou des paroles qui restaurent la dignité doublement bafouée. Quand Emmanuel Lévinas, incarcéré avec ses camarades, dans un camp d’internement, rencontre ce chien vagabond qu’il va qualifier de « dernier kantien d’Allemagne », il nous dit: « Pour lui – c’était indéniable –, nous étions des hommes », car il leur a rendu à eux, qui étaient des « êtres sans langage », le pouvoir de nommer (Lévinas, Altérité et transcendance, 1995). Dans cette rencontre, la fragile dignité de l’animal et de l’humain a été restituée et la méticuleuse science du bourreau annulée. Le même glissement de sens opère dans le poème de Juan Carlos Mestre: « Ils m’ont appelé juif / chien juif / communiste juif fils de chien. // Pour quelqu’un qui a eu un chien / le mot chien est fidèle comme le mot ami, / Beau comme le mot étoile, / nécessaire comme le mot marteau » (Mestre, La casa roja, 2008).

Devant la souffrance infligée aux animaux, il y a différentes postures: l’indifférence sans doute ; mais aussi la honte. Le poème bouleversant d’Antonio Gamoneda, Mauvais souvenirs s’ouvre sur une citation de Marx: « La honte est un sentiment révolutionnaire » ; et face au souvenir inoubliable de la souffrance gratuite causée à une chienne durant son enfance, et d’un engagement non respecté, il conclut: « Ma honte est aussi grande que mon corps / Mais même si elle avait la dimension de la terre / Elle ne pourrait pas revenir et détacher / Le cable de ce ventre ni envoyer / La lettre du soldat ».

Et la pitié. Notre capacité de nous émouvoir, d’aller à la rencontre de cet autre qui nous interpelle avec son regard sans parole. Jacques Derrida a écrit, parlant des animaux: « La guerre se livre sur le thème de la pitié » (Safran Foer, 2012). La défense du droit des autres animaux à leur « buen vivir » occupe une place centrale dans l’écologisme (impact sur l’environnement, destruction de la vie), mais aussi dans tout projet émancipateur. Ici, tout se noue: la tendresse, la pitié, la honte ; le personnel et le collectif, le plus intime (les affects qui nous constituent) et le politique. Une société distincte où, comme le voulait García Lorca, « la terre donne ses fruits à tous », n’est pas concevable sans une relation radicalement différente avec la nature.

Peut-être verrons-nous un jour cette « nuit sauvée » dont parlait Walter Benjamin, ce moment où les humains accepteront une « nature restituée à elle-même », cet instant de la réconciliation et de la compassion? Et que cet accomplissement soit un moment profane. Et s’il y a quelque espérance que cela advienne un jour, aussi lointain qu’il paraisse aujourd’hui, ce ne sera possible que si nous n’avons pas renoncé à la pitié. Nous devrons écouter ce que nous disent les autres animaux, aller à leur rencontre et ressentir leur souffrance comme intolérable.

Antonio Crespo Massieu

Poète, membre de la rédaction de la revue espagnole Viento Sur

Traduction et adaptation de Hans-Peter Renk et de Jean Batou, d’après l’original espagnol publié par la revue Viento Sur, nº 126, janvier 2013. Titre, intertitres de notre rédaction.

  1. Henry S. Salt, Les Droits de l’animal considérés dans leur rapport avec le progrès social, traduit de l’anglais par L. Hotelin, Paris, 1900.
  2. Riechmann, J., Todos los animales somos hermanos. Ensayos sobre el lugar de los animales en las sociedades industrializadas, Grenade, 2003.
  3. Le film The Visitor, de Thomas McCarthy (USA, 2008), dévoile bien cette réalité.
  4. Mr MacDonal est le nom d’une race de poulets, créée pour satisfaire les besoins des fast food. En 1946, l’industrie avicole et le Département d’agriculture des Etats-Unis ont lancé le concours « Poulet du matin » pour créer une volaille capable de produire davantage de blanc ; actuellement, deux entreprises possèdent les trois quarts de la structure génétique de tous les poulets et poules de la planète ; ces oiseaux génétiquement modifiés sont incapables de vivre en liberté (Safran Foer, 2012).