Chili

Chili : La rébellion des retraités

Il n’y a pas qu’en Suisse que le système des retraites par capitalisation (dit «2e pilier») est éminemment critiquable. L’article ci-dessous, traduit de la revue Brecha (publiée à Montevideo, Uruguay) le 12 août 2016, démontre comment, après le coup d’Etat militaire du 11 septembre 1973, la dictature a arnaqué – le mot n’est pas trop fort – les couches populaires chiliennes, grâce à une «réforme» préconisée par les économistes néo-libéraux de l’Ecole de Chicago (HPR)


Manifestation contre l’administration des fonds de pension, Santiago, 24 juillet 2016 – Benjia

Le 24 juillet dernier, 100 000 retraité·e·s ont défilé dans la principale avenue de Santiago, et plusieurs dizaines de milliers dans les autres grandes villes chiliennes. Ils·Elles étaient encore plus nombreux que lors du pic des manifestations étudiantes. Ils·Elles entendaient ainsi défendre leur droit à une vieillesse tranquille, sans craindre que leur retraite ne soit réduite à néant s’ils vivent trop longtemps ou si la Bourse chute à Francfort ou à Londres. Ils·Elles ont réclamé un changement radical du système des retraites créé par la dictature et maintenu par les gouvernements démocratiques.

Un héritage de la dictature

Les «administrations de fonds de pensions» (AFP), création la plus emblématique du néo-libéralisme chilien, sont les filles du calcul et de l’imagination du démocrate-­chrétien José Piñera (ex-ministre du travail sous le régime d’Augusto Pinochet et frère de l’ancien président Sebastián Piñera). Après des études à Harvard (lors des années ayant précédé le renversement du gouvernement de Salvador Allende), José Piñera s’est lié à la dictature. A la fin des années 1970, il a rejoint les «jeunes talents» recrutés par Pinochet pour «moderniser le pays», et est devenu, à l’âge de 30 ans, ministre du Travail.

Dans le cadre d’une offensive pour démanteler l’Etat, le jeune ministre a reçu les pleins pouvoirs pour remplacer le système public des retraites, prétendument déficitaire, par un système de capitalisation: les travailleurs·euses ont dû payer une cotisation aux «administrations privées», sans apport des employeurs. Seule exception: les membres de l’armée et de la police perçoivent leurs retraites grâce au système fiscal, qui leur en garantit la stabilité.

José Piñera a expliqué, dans un ouvrage, les objectifs de la réforme, laquelle avait bien peu à voir avec la prétention officielle de garantir de meilleurs retraites aux Chilien·ne·s: la privatisation «a signifié une diminution gigantesque du pouvoir politique de l’Etat sur l’économie» et «équivalait à privatiser plusieurs dizaines d’entreprises».

Une offensive contre les salariés

Aujourd’hui, dix ex-ministres de la dictature siègent aux directoires des AFP, en coexistant sans problème avec les fonctionnaires des gouvernements démocratiques (y compris le premier gouvernement de Michelle Bachelet). Comme les militaires, aucun d’entre eux ne doit payer un pourcentage de ses revenus aux AFP: la loi régissant le système (imposée par le gouvernement militaire) établit la cotisation pour les seuls travailleurs·euses ou pour les indépendants à faibles ou moyens revenus.

D’après la Fondation Sol (qui étudie les conditions de travail au Chili), plutôt que de bénéficier aux côtisant·e·s, les AFP servent à financer (à bon marché) les grandes entreprises, par l’investissement en actions. Selon Marco Kremerman (économiste de Sol), les entreprises sont financées par les travailleurs·euses et obtiennent des fonds à un taux inférieur à celui du marché. Le capital des AFP est de 170 000 millions de dollars.

Un exemple éloquent: le groupe Matte, propriétaire d’une compagnie fabriquant papier et carton, qui a incarné la résistance de la droite économique au gouvernement Allende. Actionnaires de 9 entreprises de ce groupe, les AFP ont fourni 4500 millions de dollars à ce trust. D’autre part, les grandes entreprises – selon le principe des croisements d’intérêts – participent à la propriété des AFP, dont les bénéfices résultent de la commission touchée par chaque contributeur (entre 0,5 et 1,5 %), ajoutée au 10 % du salaire mensuel qui doit être payé selon la loi. Cette commission se monte à 2,3 millions de dollars par jour pour les propriétaires des AFP, soit une augmentation de 70 % du bénéfice, de 2014 à 2016. En 2015, la retraite moyenne était de 382 dollars…

Après la manifestation anti-AFP, José Piñera a décidé de quitter le circuit international des conférences bien payées, pour vendre le modèle économique chilien, avec une déclaration messianique: «Je suspends ma croisade mondiale pour lutter à nouveau au Chili». Les grands journaux de droite (El Mercurio et La Tercera) n’ont accordé qu’une place marginale à la manifestation du 24 juillet. Du 25 juillet au 7 août, ces journaux ont publié 41 articles favorables aux AFP contre 9 hostiles à ce système.

Après la mobilisation quelques pas en avant

Il y a un an, le gouvernement a reçu un rapport d’experts sur les AFP, qui recommandait des changements fondamentaux. La présidente Michelle Bachelet avait tardé à prendre position, mais la manifestation citoyenne l’a incitée à annoncer, le 9 août, quelques innovations:

  • les employeurs devront compléter par une cotisation de 5 % la contribution des travailleurs·euses, pour obtenir un taux de 15 % ;
  • en cas de perte, les AFP devront restituer les commissions perçues ;
  • création d’une administration d’Etat ;
  • représentation des cotisants dans les directions.

Ces bonnes intentions devront passer par le canal parlementaire, où la droite tient le couteau par le manche…

Horacio R. Brum
Traduction et adaptation de l’espagnol: Hans-Peter Renk. Intertitres de la rédaction