Russie

Russie : La gauche face au régime de Poutine

Au moment où le corps électoral de la Fédération de Russie désigne son nouveau parlement, ce 18 septembre, avec un succès garanti pour le parti « Russie Unie » de Vladimir Poutine, flanqué d’une « opposition officielle » agréée par le régime, soit essentiellement le Parti communiste, « Russie juste » et le Parti libéral-démocrate, nous reproduisons ici la Résolution politique du 6e congrès du Mouvement socialiste russe (RSD), un regroupement de la gauche anticapitaliste et démocratique, qui analyse la crise économique, sociale et politique que traverse le pays aujourd’hui.

Depuis près d’un quart de siècle,  la Russie se trouve dans une impasse. L’impossibilité d’un développement harmonieux des anciennes formes socio-économiques a conduit à la rupture de l’ordre constitutionnel en 1993. Les conséquences qui en ont découlé pour les décennies suivantes ont été la régression sociale et l’anéantissement des institutions qui organisent la vie de millions de personnes. A la fin des années 1990, pour préserver la toute nouvelle architecture de la société et empêcher un soulèvement social, le régime de Poutine s’est imposé comme un compromis entre l’approfondissement des transformations marchandes et le renforcement du rôle de l’Etat.

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La victoire  de Vladimir Poutine à la présidentielle de mars 2012 a marqué un tournant conservateur du régime, redéfinissant le contenu du consensus autour de la figure du président. La réaction agressive contre le Maïdan de Kiev, l’annexion de la Crimée et l’intervention « hybride » en Ukraine orientale avaient pour but de transformer les relations entre le pouvoir et la société. Dans ce sens, les événements de l’année 2014 ont confirmé la vieille devise de Clausewitz: «la guerre est la continuation de la politique». Depuis, le soutien au pouvoir existant n’est plus présenté comme un choix rationnel, mais comme un devoir civique, un dévouement patriotique à son pays.

Selon la formule de Viatcheslav Volodine, premier chef de cabinet adjoint du président: «Avec Poutine la Russie existe, sans Poutine elle n’existe pas». Ainsi, la figure de Poutine comme « père » symbolique s’élève au-dessus de la politique quotidienne. On peut être libéral ou nationaliste, en faveur d’un contrôle étatique de l’économie ou partisan du marché libre, demander la démission du gouvernement, de certains ministres ou gouverneurs, mais le lien « Poutine-Crimée-Russie » ne peut être mis en doute ni discuté. Ceux qui ne sont pas fondamentalement d’accord avec ça se mettent simplement en dehors des limites du spectre politique russe et deviennent des « traîtres à la nation ».

Dans cette logique, la responsabilité de la forte baisse du niveau de vie et des conséquences néfastes des mesures néolibérales « anticrise » est portée par tous, par qui on voudra – sauf par le président. Même maintenant, alors que l’effet de la propagande autour du « retour de la Crimée » commence à s’émousser, la cote personnelle de Poutine reste élevée. Le soutien au pouvoir en place ne se discute pas, et l’enjeu du statut de la Crimée remplace celui de savoir à qui appartient notre pays.

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C’est dans ce contexte  de changements idéologiques de la structure du pouvoir que se déroule la préparation des élections législatives prévues en septembre.

Tout au long de l’ère Poutine, les élections législatives et présidentielles faisaient partie du même cycle politique, joué selon un seul scénario: le succès triomphal du parti « Russie unie » devait anticiper et garantir le succès plus retentissant de Vladimir Poutine. En décembre 2011, ce mécanisme a échoué: la fraude à grande échelle en faveur de « Russie unie » a suscité des manifestations de masse, dont les participant·e·s ont exprimé le rejet du régime politique dans son ensemble.

Aujourd’hui, la logique politique du « troisième mandat » de Poutine vise à rompre ce cycle. Dans le contexte d’une forte baisse de la confiance dans le gouvernement, le Kremlin a pris la décision d’avancer les élections législatives de décembre à septembre 2016, et de repousser la présidentielle à mars 2018 – prolongeant la durée du mandat à 6 ans. Le sens de la manœuvre est évident: les élections présidentielle et législatives ne doivent plus être les deux parties d’un même scénario, mais deux entreprises politiques différentes. Dans un premier temps, le nombre réduit de partis qui composent la symphonie du « consensus patriotique » critiquent le gouvernement et ses adversaires, rivalisant pour gagner la sympathie d’une fraction de la population. Dans un second temps, le soutien à Poutine comme candidat à la présidence doit découler de l’instinct patriotique organique.

Aujourd’hui, les campagnes électorales des partis de « l’opposition officielle » – Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) et « Russie juste » – se concentrent sur une critique sévère du gouvernement et revendiquent même sa démission. Ces deux forces, pilotées par l’administration du Kremlin, font office de baromètre des critiques acceptables. Leurs leaders, Guennadi Ziouganov et Sergueï Mironov, ont soutenu toutes les initiatives politiques importantes du Kremlin, des nouvelles lois répressives contre « les agents de l’étranger » au soutien militaire au régime de Bachar al-Assad en Syrie. En même temps, comme flanc gauche du spectre politique officiel, ils affichent un large éventail d’opinions au sein du consensus poutinien, qui ne s’oppose pas à la critique de certaines décisions impopulaires. Tandis que le mécontentement social monte (encore largement passif), « Russie unie », qui dirige le gouvernement, mais dispose de la majorité absolue des gouverneurs, peut bien être un « bouc émissaire » rituel.

Toutefois, ce scénario prévu par le Kremlin pourrait bien céder le pas à un autre, en lien avec le renforcement des structures militaro-policières et avec la concurrence interministérielle de plus en plus active. Avec la création de la Garde nationale, ce second scénario devient plus probable: chaque structure de pouvoir joue sa propre promotion non seulement pour rappeler son existence, mais aussi pour démontrer aux ministères concurrents sa capacité exceptionnelle de lutter contre la menace potentielle.

Par exemple, dans un récent article, Alexandre Bastrykine propose d’annuler les élections, parce qu’elles pourraient être trop dangereuses. Il appelle carrément à cesser de «jouer à la farce de la démocratie» et à donner aux ennemis «une réponse sévère (…) dans la perspective des prochaines élections». Avec la nomination de Tatiana Moskalkova, même l’appareil du Médiateur pour les droits de l’homme, jusque-là neutre, semble se transformer en nouveau bastion de la lutte contre les conspirations. Evidemment, cette gesticulation est liée au fait que l’accentuation de la crise économique et sociale n’a pas encore de conséquences politiques visibles: il n’y a pas de révoltes de masse spontanées ni de grèves de branches (alors que le volume total de conflits du travail isolés s’accroît).

La réduction du rôle des organes élus des administrations de la Fédération au profit des hauts fonctionnaires nommés, qui représentent les intérêts de l’exécutif, est partie intégrante de la dégradation de l’ensemble du système politique. La réforme des collectivités locales de 2014, qui a aboli l’élection directe des maires de certaines mégapoles et a privé les assemblées municipales de leur pouvoir de définir les modalités d’élection des chefs des villes et quartiers, fait partie de la logique visant à soustraire les pouvoirs des gouvernements au contrôle des populations et à installer des élites politiques locales en osmose avec les milieux d’affaires. Dans le contexte de l’allocation des budgets par le centre fédéral et de la concentration du pouvoir dans les mains de chefs (« petits princes ») locaux inamovibles, qui ne sont en rien responsables devant les citoyen·ne·s, le caractère répressif du gouvernement poutinien est démultiplié.

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Les conséquences sociales  de la crise économique ont déjà atteint la majorité de la population. La propagande qui justifie cette situation par les machinations de l’Occident est de moins en moins convaincante. L’introduction de sanctions internationales et la chute des prix du pétrole, débutée en 2014, ont intensifié la baisse de la production, commencée en 2012. Dès la fin de 2014, alors que l’effondrement du rouble avait atteint son maximum, le Premier ministre Medvedev admettait que la Russie «ne sortait pas de la crise de 2008». Celle-ci ne s’est pas seulement reflétée dans la faiblesse de l’économie russe, mais elle a provoqué le lent effondrement du capitalisme post-soviétique, conduisant à une nouvelle poussée de l’activité militaire et au renforcement du régime. De même, au cours des deux dernières années, une forte baisse des recettes pétrolières, combinée avec l’arrêt des possibilités de refinancement des banques russes en Occident, a réduit les marges de manœuvre du gouvernement. La vieille stratégie consistant à rafistoler l’économie grâce aux énormes réserves du gouvernement est aujourd’hui presque épuisée. Pourtant, l’ampleur de la crise laisse augurer une catastrophe possible.

A la fin 2015, le ralentissement de l’économie s’est traduit par un recul du PIB de 3,7%, l’inflation atteignant 15,5 %. Au cours de cette brève période, le taux de pauvreté a bondi: le nombre de personnes en-dessous du seuil de pauvreté est passé de 16,1 à 19,2 millions (soit 13,4 % de la population). Et à la fin de l’année dernière, le seuil de pauvreté était fixé officiellement à 9 452 roubles (soit 123 euros par mois). Et bien des gens disposent de revenus à peine supérieurs à ce montant dérisoire. Selon un récent sondage, 73 % des Russes ne possèdent pas de réserves « pour les mauvais jours » et dépensent tout leur salaire pour le strict nécessaire.

Dans ce contexte, les chiffres du chômage ne sont en apparence pas si mauvais: les statistiques officielles donnent un taux de 5,8% (4,4 millions de personnes). Ce chiffre comprend aussi ceux qui recherchent activement un emploi sans être enregistrés à la bourse du travail. En même temps, au cours des trois premiers mois de 2016, le nombre de ceux qui se sont déclarés au chômage a crû de 7o 000, attaignant 6% des actifs, selon le service des statistiques Rosstat. La persistance d’une faible croissance du chômage dans une situation de rapide baisse du niveau de vie s’explique par les mesures gouvernementales de préservation d’une activité formelle (avec une baisse des salaires et une réduction du temps de travail). Par exemple, les congés non payés de longue durée sont courants dans les grandes industries. Le « maintien de la stabilité sociale » en est la raison invoquée, non pas dans les grandes métropoles, où il est possible de trouver un autre travail mal payé, mais dans les « villes mono-industrielles » construites à l’époque soviétique autour des secteurs phares. En cas de réduction drastique d’emplois dans de telles entreprises, une partie significative de la population passe dans la catégorie des chômeurs de longue durée, transformant ces agglomérations en lieux potentiels d’explosion sociale.

La contradiction entre le maintien de l’emploi (pour éviter une chute brutale des revenus de la population) et l’utilisation de recettes austéritaires contre les effets de la crise – a été le fondement de la politique budgétaire de la Russie au cours des deux dernières années. Lors de l’adoption du budget 2016, le premier ministre Medvedev a annoncé: « Nous ne pourrons pas le réaliser sans une rationalisation des dépenses, et il faut le faire non pas simplement, comme nous l’avons fait trop souvent, en augmentant le fardeau fiscal sur le monde des affaires, mais en diminuant les dépenses inefficaces ». Ainsi il est proposé de supprimer l’indexation pour les retraité·e·s qui travaillent (14,9 millions de personnes) et de plafonner l’indexation pour les autres à 4% (alors que l’inflation devrait être supérieure à 10%). La hausse de l’âge de la retraite à 65 ans reste l’une des plus importantes mesures annoncées pour lutter contre le déficit budgétaire. Pourtant, sa mise en pratique est reportée après les élections législatives, voire l’élection présidentielle – le nombre de retraités se monte à 41,4 millions, soit presque un tiers de la population totale.

L’indexation des salaires du secteur privé est entourée d’un flou dans la législation du travail et présente plutôt le caractère d’une « recommandation » (elle doit être décidée dans les conventions collectives qui n’existent que dans les plus grandes entreprises). Au cours des deux dernières années, les salarié·e·s du secteur public n’ont bénéficié d’aucune indexation. Une hausse des salaires nominaux de ce secteur (qui ne rattrapera pas l’inflation) est planifiée pour l’automne 2016, à des fins de propagande, à la veille des législatives.

Bien que l’austérité ait marqué le budget 2016, avec des coupes significatives dans l’éducation et la santé, il a encore été réduit de 10  % quelques mois après son adoption. La structure des revenus de l’Etat, qui dépendent jusqu’à 70% des exportations d’hydrocarbures – implique une poursuite sans fin des coupes budgétaires.

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Apparemment  l’élite poutinienne n’a aucun plan à long terme pour sauver l’économie. Les «mesures anticrise» adoptées visent à préserver le statu quo social jusqu’à la prochaine reprise des cours des hydrocarbures. Le cynisme de l’élite russe s’accompagne d’une foi quasi mystique dans « la main invisible du marché » qui devrait la sauver, comme au début des années 2000, lorsque l’envolée des prix du pétrole avait été perçue comme un signe du destin. En décembre 2014, juste après le « mardi noir » (quand le rouble a plongé de 15 points), Vladimir Poutine était donc assez sincère en déclarant que « la croissance est inévitable, parce que l’environnement économique extérieur va changer ».

La logique de mégaprojets – programmes prioritaires avec responsabilité personnelle et délais de réalisation limités concentrant les ressources et les efforts de l’appareil bureaucratique (par ex., les Jeux olympiques, l’intégration de la Crimée annexée, la construction du cosmodrome de Vostotchny [Oriental], etc.) – est un trait caractéristique du poutinisme. Des chantiers gigantesques, lancés régulièrement depuis la deuxième moitié des années 2000, et exigeant des budgets colossaux, ont été présentés comme le moyen d’orienter socialement les surprofits du pétrole: chaque projet implique la création d’emplois et des investissements en infrastructures, ce qui devrait impacter positivement l’économie. En réalité, les bénéfices de ces travaux reviennent aux grandes entreprises, qui reçoivent les commandes et la garantie bancaire de l’Etat ; les « postes de travail » créés sont un piège pour les salariés qui, sous la pression des patrons et de la machine bureaucratique d’Etat, ne peuvent défendre leurs droits (ce qui s’est vu de façon criante avec la construction des installations des Jeux de Sotchi et du cosmodrome Vostotchny).

En bref, le concept de mégaprojets est en réalité un instrument pour enrichir rapidement une toute petite élite au détriment de la population. Pourtant leurs défenseurs parviennent encore à focaliser l’attention sur les « succès » de ces projets (grâce à l’autorité de leur principal parrain, le président de la Fédération de Russie), et à passer sous silence leur perversion catastrophique. C’est ainsi que les actions « anticrises » du gouvernement sont conçues surtout pour garantir à tout prix la réélection de Vladimir Poutine en 2018. Mais qu’adviendra-t-il ensuite? A ce jour, peu s’en soucient.

Une logique néolibérale se fait jour clairement derrière tout cela: utiliser la récession économique et la paupérisation de la population pour promouvoir des « réformes structurelles » qui abaissent radicalement les normes sociales et le coût de la force de travail. Ainsi, selon des estimations d’experts de la banque d’Etat Vnesheconombank, l’indexation incomplète et la poursuite de la baisse des revenus de la population auront pour effet qu’en 2017-2018, la part des profits bruts dépassera la part de la masse salariale et le pays redeviendra attractif pour les investisseurs.

A cela sont liées les discussions sur la privatisation possible d’importants actifs publics, comme les chemins de fer ou Sberbank (plus grande banque de Russie). Ce n’est pas un hasard si, avec le maintien des sanctions, la mission combinée du FMI et de la Banque mondiale réunie à Moscou en mars de cette année a hautement apprécié le cours « anticrise » du gouvernement russe. La récente nomination d’Alexeï Koudrine au Conseil économique auprès du Président s’inscrit dans cette perspective.

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Il faut souligner  que la recherche de nouvelles sources de revenus étatiques dans le contexte de la crise qui s’approfondit et de la chute des prix des hydrocarbures se traduira toujours plus par la militarisation de l’économie et, par conséquent, par une politique extérieure agressive. Au cours des dernières années, les investissements à grande échelle dans la production d’armes ont été l’une des principales priorités du gouvernement: en 2016, le budget militaire a atteint 4% du PIB (0,8% de plus qu’en 2015). Au-delà des objectifs de politique extérieure, l’intervention en Syrie a fait de la publicité pour les dernières innovations militaires. C’est pour cela que l’Inde, l’Algérie et d’autres pays ont passé commande de bombardiers et d’hélicoptères militaires russes.

Tant l’agression « hybride » en Ukraine que les opérations militaires en Syrie ne sont pas liées qu’aux seuls jeux géopolitiques et à la volonté de s’imposer face à l’Occident. Elles sont aussi liées à la crise toujours plus profonde de tout le système politique et économique du capitalisme russe. Les options guerrières visent à renforcer la légitimité du pouvoir à l’intérieur du pays – dans l’ensemble de la population comme au sein de l’élite.

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L’un des principaux éléments  constitutifs du « consensus patriotique », jusqu’à récemment, a été la criminalisation de tout mécontentement politique ou social. La propagande massive anti-ukrainienne qui remplit les médias gouvernementaux depuis début 2014 a systématiquement souligné le lien entre une large protestation et l’inéluctabilité du chaos et de la paupérisation. L’argument conservateur classique de « l’inanité », selon lequel satisfaire au mieux le souhait des masses ne conduirait en somme qu’à empirer la situation sociale, a été employé dès le début. L’autre face du même argument consiste à dénoncer l’extériorité de tous les conflits sociaux: chacun d’eux serait manipulé par des forces étrangères visant à ébranler la situation et à conduire, au bout du compte, à un changement de régime qui aurait des conséquences catastrophiques pour l’indépendance nationale. Chaque grève ou mouvement social local a été immédiatement qualifié de tentative « d’organiser un nouveau Maïdan ». De plus, la nouvelle rhétorique « post-Crimée » du Kremlin a cimenté la position des caciques étatiques-affairistes locaux. Pour garder le pouvoir, il leur suffisait de dénoncer leurs opposants politiques comme agents de forces révolutionnaires subversives. On peut constater que c’est seulement vers la fin 2015 que ces formules de propagande ont commencé à perdre de leur force.

Les protestations liées aux différentes manifestations de la crise et à la politique « anticrise » du pouvoir sont de plus en plus nombreuses, bien qu’elles demeurent jusqu’à présent très éloignées non seulement de la formulation d’un programme alternatif mais aussi de la coordination nationale des actions.

La plus significative a été l’action de protestation des chauffeurs routiers qui a commencé en novembre 2015. Dès le début, le pouvoir a pris position sans équivoque: aucune concession et aucune révision des taxes. Une très forte pression politique, mais aussi l’absence d’une forte organisation des routiers capable de coordonner le mouvement dans un contexte difficile, a conduit à l’extinction progressive de cette mobilisation.

Depuis 2015, le nombre de protestations dans le milieu des travailleurs salariés augmente – actions spontanées ou organisées par des syndicats indépendants – contre la réduction des postes de travail, les coupes ou les retards de paiement des salaires. Ainsi, l’année passée, le nombre de ces protestations s’est accru de 40% par rapport à 2014. Parmi les participant·e·s aux grèves (d’une journée ou perlées), il y a des salarié·e·s des grandes entreprises de production, des usines d’armement, des services, du secteur public (hôpitaux, employés communaux)…

Les partis d’opposition liés au « consensus patriotique », le KPRF et «Russie juste», jouent un rôle toujours plus grand dans la désorientation des participant·e·s à ces actions, jusque-là disparates. Celles et ceux qui entrent en lutte ne disposent pas d’organisation puissante, déterminée à mener des conflits ; ils·elles cherchent donc des intermédiaires politiques disposant de ressources, et donc intégrés dans le système, capables de faire connaître leurs revendications. Il est d’ores et déjà clair que cette fonction de « soupape de sécurité », dévolue aux « communistes » russes dans les années 1990, est toujours plus recherchée par le Kremlin et organiquement intégrée à la logique de la campagne électorale pour un parlement d’opérette.

De son côté, l’opposition libérale se situe en principe hors du système politique institutionnel. Elle insiste sur la nécessité d’une démocratisation radicale, mais reste à l’écart de la colère sociale montante. Cela découle de sa tradition politique et de sa nature sociale. Dans la foulée des « réformateurs libéraux » de l’époque Eltsine, des leaders tels que Mikhaïl Kassianov et Alexeï Navalny considèrent que la clé des changements est dans le mécontentement montant d’un certain nombre de secteurs du moyen et du grand capital. En outre, Kassianov – comme l’émigré politique Khodorkovski – reconnaît la possibilité d’un travail commun dans une future « Russie libre », avec des représentants en vue de « l’aile libérale » de l’establishment poutinien, comme l’ancien ministre des finances Alexeï Koudrine, l’actuelle cheffe de la Banque centrale Elvira Nabioullina et le directeur de la banque d’Etat Sberbank, Guerman Gref.

Les revendications de mise au pas des fonctionnaires corrompus et de démocratisation du système se combinent intimement, aux yeux de l’opposition libérale plus radicale, avec la reconnaissance de la nécessité de « réformes structurelles » et d’« arrêt de la confrontation avec l’Occident ». Le démantèlement du régime personnel [de Poutine] leur semble devoir plutôt prendre la forme d’une transformation des sommets, en collaboration avec l’élite actuelle, alors qu’ils considèrent les mouvements de rue extraparlementaires comme un facteur secondaire de pression.

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La gauche radicale,  qui ne fait partie ni de « l’opposition » intégrée au « consensus patriotique », ni de la fronde libérale, doit trouver un lien avec ce mouvement croissant de protestation sociale, non encore structuré sur le plan organisationnel et politique. Le problème cependant c’est que cette gauche radicale traverse aujourd’hui une période de déclin. Certains de ses porte-paroles bien connus, comme Sergueï Oudaltsov et Alexeï Gaskarov, sont toujours en prison. Les événements en Ukraine ont également conduit à une profonde scission au sein de la gauche, dont une partie a de facto soutenu l’intervention russe.

Dans cette situation, nous devons commencer à élaborer un grand programme de changement, fondé sur l’exigence d’une révision des rapports de propriété existants, issus des privatisations de Eltsine et Poutine. La conséquence naturelle de cette révision est l’exigence de démantèlement de tout le système politique engendré par la Constitution ultra-présidentielle de 1993, à la place de laquelle il faut établir une république parlementaire. Un tel programme devrait défendre la démocratie politique non comme un instrument, mais comme un principe fondamental du pouvoir du peuple, indispensable à la réalisation cohérente des aspirations à l’égalité sociale.

La crise qui s’aggrave et l’affaiblissement constant de la magie du «consensus patriotique » offrent de nouvelles opportunités pour promouvoir une politique démocratique et socialiste.

Traduit du russe par la revue Inprecor (nº 629) et adapté par nos soins. Les notes explicatives sont de la rédaction d’Inprecor.