Cinéma

Cinéma : L'amère patrie (Heimatland), avis de tempête sur la Confédération

On pourrait naïvement se dire que, avec un titre pareil, Heimatland risquait d’emporter l’adhésion de l’utra-droite helvétique. Sauf que, sorti à l’automne 2015 en Suisse alémanique, le film s’est attiré les foudres de l’UDC. On a même trouvé au sein du parti quelques grand·e·s théoricien·ne·s des politiques publiques réclamant le remboursement des subventions reçues par le film. Rien que ça. C’est donc avec une réputation flatteuse, et enrichi au passage d’un calembour de haut niveau, que L’amère patrie a fini par atteindre les salles romandes, près d’un an plus tard.

La face sombre du Sonderfall

Il faut dire que les dix (!) jeunes cinéastes co-responsables de cette rage ultra-droitière ont entamé l’écriture du scénario au lendemain du oui à la votation du 9 février 2014 « Contre l’immigration de masse ». Le résultat, entremêlement de neuf histoires, jette un violent coup de projecteur sur les recoins de la (mauvaise) conscience suisse. En compagnie de leurs huit comparses, Michael Krummenacher et Jan Gassman, initiateurs du projet, scrutent le côté obscur du Sonderfall, avec acuité et sans ménagement.

Ils partent d’une idée simple et bien dans l’air du temps (post)apocalyptique: un nuage menaçant se forme au-dessus de la Suisse. On apprend de ce mystérieux cumulus qu’il n’a pas dérivé d’un pays voisin, et serait donc une sorte de génération spontanée partie de la Suisse primitive. Il s’étend à vue d’œil, se gonfle, noircit, progresse jusqu’aux frontières de la Confédération. On y lira une métaphore limpide du scrutin de 2014 ou, pour les adeptes d’interprétations brassant plus large, une allégorie de la montée de l’intolérance dans le pays.

Ou encore, on verra le nuage, et surtout la violente tempête qu’il annonce, comme une punition à la hauteur de la liste des péchés pesant sur la conscience helvétique. C’est sans doute le sens de l’apparition de Jean Ziegler, en roue libre dans son propre rôle. Le penseur-poil à gratter en fait des tonnes entre ironie et fatalisme face à l’effondrement prochain du pays, jubile en prophète d’une apocalypse (enfin) inévitable: «c’est le nuage de la honte… Un jour il faut payer! ».

La catastrophe comme catalyseur

Au fond, peu importe. Dans tout bon film-catastrophe, l’intéressant ne tient pas à la catastrophe ni à ce qu’elle symbolise. L’enjeu réside dans la manière dont la crise transforme les protagonistes, dans ce qu’elle leur fait faire, ce qu’elle révèle d’eux en les confrontant à une situation inédite. Le nuage catalyse des comportements latents, ravive des plaies, révèle des pulsions réprimées. Avec lui ressurgit le refoulé, pas toujours joli joli.

Du conseil d’administration d’une compagnie d’assurances zurichoise à une policière traînant le souvenir d’une bavure raciste, en passant par un supporter de Young Boys surexcité et le responsable de la sécurité d’une grande surface, chacun·e réagit à sa manière à la crise et à ses conséquences probables. Les un·e·s en se laissant aller à leurs pires penchants, les autres en affrontant leurs démons.

La catastrophe imminente vient bousculer la paix sociale, avec d’inévitables scènes de pillage de magasins. Elle bouscule surtout les rapports de force internes et externes. Ainsi du client plein aux as qui parvient à convaincre un chauffeur de taxi bosnien de le mener jusqu’à la frontière allemande. Non seulement les relations de dépendance s’inversent, mais la géopolitique européenne subit aussi quelques modifications. Les amateurs de grosses productions hollywoodiennes se rappelleront l’ironie du Jour d’après, lorsque le Mexique décide d’enrayer le flux de réfugié·e·s en provenance du voisin étatsunien.

Ici, les points de vue subjectifs donnent leur force au propos: on ressent dans toute sa violence ce que c’est de se trouver de l’autre côté de la frontière, d’abandonner le statut d’habitant·e plus ou moins indifférent·e d’un pays d’immigration pour celui de migrant·e forcé·e.

Pire que tout: le déni

L’arrivée de la catastrophe fait donc fuir. Les un·e·s migrent, d’autres se réfugient dans la foi, ou encore dans la fête. Sans oublier la principale et plus efficace stratégie de fuite: le déni. Ainsi de cette veuve qui continue, impassible, à préparer les repas de son mari. Le nuage peut bien gonfler, menacer, noircir, son regard reste vide, elle ne s’écartera pas d’un millimètre de son train-train.

C’est peut-être finalement cette peinture-là, d’une Suisse aveugle et sourde aux métamorphoses de la planète, qui fait le plus frémir. Elle évoque une population engoncée dans son confort petit-bourgeois, hostile à la moindre modification de son mode de vie, quand bien même le monde s’écroulerait autour d’elle. Elle nous parle de cette Suisse ne voulant pas sortir du nucléaire, se fermant face aux flux migratoires, refusant de repenser son modèle social.

Le film possède dès lors tout du rappel à l’ordre, pas forcément agréable, adressé à cette Suisse indifférente. Cela expliquerait-il la frilosité des cinémas romands, dont bien peu ont diffusé une œuvre qui, pourtant, vaut au moins autant par son propos que par sa forme accomplie? Reste qu’après un peu plus d’un mois d’exploitation, L’amère patrie n’a plus droit qu’à une unique séance quotidienne, à Lausanne, au Zinéma. Raison de plus pour y courir.

Guy Rouge