Fidel (1926 -- 2016)

Fidel (1926 -- 2016) : «L'histoire m'acquittera»

La mort de Fidel Castro suscite de nombreuses réactions dans le monde. Ce combattant a été le porteur d’un formidable espoir d’émancipation dans la seconde moitié du 20e siècle, en particulier pour les peuples du Sud, engagés dans des luttes de libération nationale.

Le scénario héroïque de la révolution cubaine, mais aussi l’extériorité de ses leaders par rapport au mouvement communiste international, ont pu susciter l’attente d’un nouveau «modèle» de socialisme. Le Che en a été l’icône dans les années 1968, alors que Cuba tombait progressivement dans l’orbite soviétique, en dépit de l’insoumission légendaire de son «leader maximo».

Face à la menace d’invasion, aux sabotages, aux tentatives d’assassinat et au blocus des Etats-Unis, Cuba a tenu bon, indiscutablement grâce à Fidel. L’Histoire lui en saura gré. Mais au-delà de conquêtes importantes, dans les domaines de l’éducation et de la santé, il lègue au peuple cubain un système politique autoritaire, fragilisé par l’ascension d’une nouvelle couche de privilégié·e·s, de surcroît dans une période très difficile pour les gauches latino-américaines.

C’est donc un bilan contrasté que nous proposons à nos lecteurs et lectrices, loin des hagiographies et des procès réducteurs que nous avons découverts ici et là.

Sur ce point, les visions nuancées de Mike Gonzalez et de François Sabado se complètent et s’entre-croisent, comme aussi le témoignage plus sobre d’Eduardo Galeano.


Jill Laurie Goldman

Un géant politique, mais pas un modèle

Mike Gonzalez
27 novembre 2016

De tout point de vue, c’était un géant. Fragilisé au cours de ses dernières années de vie, sa présence résonnait encore dans toute l’Amérique latine, même parmi les générations qui n’avaient pas connu le choc exaltant de la révolution cubaine de 1959. Pourtant, cet événement est à l’origine de la réputation de Fidel.

Avant la révolution, Cuba incarnait le colonialisme le plus pernicieux et le plus cynique. Sa guerre de libération de l’Espagne (1895-1898) avait été confisquée par les Etats-Unis, dont le gouvernement avait revendiqué la victoire comme la sienne propre en réécrivant la constitution de ce nouveau pays indépendant pour assurer la pérennité de sa domination. Son sucre était accaparé par les intérêts impérialistes qui assuraient le maintien de son statut subalterne. Sa culture – la voix des esclaves refusant d’être étouffée – était vidée de son contenu et offerte à la consommation des touristes.

La révolution cubaine

Tout cela a pris fin  le 1er janvier 1959. Les Etats-Unis, confiants dans leur vocation à dominer le monde, étaient défiés par une petite île des Caraïbes, un maillon faible de la chaîne de commandement. Un pays constamment occupé, dont le mouvement d’indépendance avait toujours été écrasé par la présence impérialiste, s’était dressé et faisait aujourd’hui la fête. Le géant n’avait-il pas, après tout, des pieds d’argile?

A maintes reprises au fil des ans, Fidel Castro allait refuser de céder à la menace et au chantage – et c’est ce refus qui explique la fureur aveugle et la colère vindicative de ses ennemis. Les administrations tant républicaines que démocrates, à quelques nuances près, ont maintenu le siège de Cuba pendant six décennies – fulminant de leur propre incapacité. Leurs émules peuvent se réjouir aujourd’hui à Miami, mais ce faisant, ils et elles ne font que souligner leur propre échec et rendent involontairement hommage à l’opiniâtre et inamovible Fidel Castro.

C’est évidemment la résistance collective qui a ruiné l’invasion de la Baie des Cochons en 1961, soutenue par les Etats-Unis. La crise des missiles de 1962, lorsque le doigt du président Kennedy était posé sur le bouton nucléaire à Washington, a fait aussi la démonstration du courage de Castro, porté par une volonté d’acier. Mais il a aussi montré au leadership de La Havane que le soutien soviétique était conditionnel, et que Cuba n’était qu’un vulgaire pion dans un rapport de forces mondial.

Cuba ambassadrice de la libération?

Lorsque Cuba s’est distanciée  de Moscou, c’est là qu’elle a développé sa phase politique la plus radicale, la plus révolutionnaire, rejoignant les luttes de libération du tiers-monde dans un front commun, de l’Amérique latine au Vietnam. C’est là que Cuba a inspiré et symbolisé le soulèvement des opprimés – exprimée par l’image de Che Guevara.

La mort de Guevara en Bolivie, en octobre 1967, a été la croisée des chemins pour la nouvelle révolution. Au Pérou, au Guatemala et au Venezuela, les tentatives de répéter l’expérience cubaine avaient failli avec des conséquences désastreuses, comme en Bolivie.

Fidel, toujours concerné d’abord et avant tout par la survie de Cuba face à un siège impérial féroce, une île piégée par ses limites économiques, a abandonné la stratégie de guérilla.

En 1970, l’échec de la grande récolte de sucre qui devait atteindre l’objectif irréaliste de 10 millions de tonnes, marque un point final. En un an, Cuba va tomber pleinement et définitivement dans l’orbite soviétique, s’identifiant publiquement avec sa stratégie d’alliances et de compromis avec les régimes du tiers-monde. Lorsque Fidel se rend au Chili, les futurs supporters·trices de Pinochet descendent dans la rue, organisant un concert de casseroles ; il était venu féliciter Allende de sa victoire électorale et du succès de sa voie parlementaire au socialisme.

En 1961, après l’invasion de la Baie des Cochons, Castro avait déclaré que la révolution cubaine était socialiste. Bien qu’il soit issu lui-même d’un background nationaliste radical, sa déclaration valait reconnaissance de la dépendance de Cuba envers l’Union soviétique et du rôle qu’allait jouer le Parti communiste cubain dans le futur. Dans ce contexte, le socialisme était envisagé comme un Etat fortement centralisé sur le modèle soviétique. Cela coïncidait avec les vues de Castro et de Guevara sur la façon de gagner une révolution – par l’action de petits groupes de révolutionnaires dévoués agissant au nom du mouvement de masse.

Fidel et l’URSS

Lorsque l’URSS envahit  la Tchéco­slovaquie, en 1968, Castro définit la révolution cubaine comme « marxiste », confirmant ainsi une fois de plus sa dépendance envers l’Union soviétique et la nature du nouvel Etat, dans la foulée de la mort du Che. Dans le sud de l’Afrique, au cours des années 1970, le rôle des troupes cubaines a été décisif pour défaire les soulèvements réactionnaires et conforter la réputation anti-impérialiste de Fidel. Toutefois, dans la Corne de l’Afrique, les troupes cubaines ont soutenu des gouvernements aux intérêts soviétiques régionaux, qui réprimaient en même temps brutalement les mouvements de libération internes.

Fidel n’a pourtant jamais été un relais docile. Il a usé de son exceptionnel charisme et de sa réputation pour lancer quelques tirs de semonce en direction de Moscou et pour renforcer son contrôle personnel sur l’Etat. Les rescapés de la force de guérilla débarquée de la Granma en 1956, qui ont abattu la dictature de Batista à l’issue de deux brèves années de lutte, sont restés, pour l’essentiel, au centre du pouvoir dans les cinq décennies suivantes.

Le socialisme selon Castro n’avait que peu ou rien à voir avec «l’auto-émancipation de la classe travailleuse» envisagée par Marx, ou avec ce que Hal Draper a appelé le «socialisme par en bas». C’était un socialisme doté d’une structure de commandement rappelant une armée de guérilla, dans laquelle Fidel était le commandant en chef (en même temps que le président et le secrétaire général du parti). Ce qui tenait le tout ensemble, c’était son incontestable autorité, mais aussi l’hostilité irrépressible des Etats-Unis, qui ont essayé non seulement de l’assassiner des centaines de fois, mais se sont efforcés d’affamer le peuple cubain pour le forcer à se soumettre – contribuant finalement à renforcer l’autorité de Fidel.

Une pouvoir centralisé et autoritaire

Quel a été  le principal et le plus important héritage de cette époque? Un système d’éducation et de santé universel et efficace. Mais au-delà, la vie quotidienne a été rude, même avant le retrait de l’aide soviétique et la « période spéciale » qui l’a suivi, conduisant l’île au bord de l’effondrement. Seuls la solidarité et le sacrifice collectifs ont évité alors le désastre. Toutefois, un sérieux mécontentement s’est traduit par une poussée de l’absentéisme et de la résistance sur les lieux de travail, mais aussi notamment par la désillusion des vétérans d’Afrique, alors que leurs espoirs des premières décennies se révélaient illusoires. Tandis que les besoins sociaux de base pouvaient encore être satisfaits, les biens de consommation manquaient cruellement, et la dissidence, quelles qu’en soient les formes, était traitée de plus en plus durement.

La concentration extrême du pouvoir – les organes clés de l’Etat sont gérés par quelques dizaines de leaders « historiques » sous le contrôle de Fidel – au sommet de la pyramide a pour corollaire une absence patente de démocratie. Les institutions politiques sont contrôlées centralement à tous les niveaux ; des organes locaux, comme les Comités de défense de la révolution, maintiennent la vigilance contre toute dissidence. Parfois, lorsque les désaccords font trop de bruit, des milliers de Cubain·e·s sont envoyés à Miami, tandis que des manifestations bruyantes dénoncent les nouveaux exilés comme la lie de la société.

Il est relativement simple de traiter les revendications démocratiques des critiques de l’intérieur comme de la propagande impérialiste, plutôt que comme le signe des aspirations légitimes des travailleurs·euses à un socialisme digne de ce nom, apte à les transformer en sujets de leur propre histoire. L’information publique n’est disponible que sous la forme impénétrable d’un journal d’Etat – Granma – et les institutions officielles, à tous les niveaux, ne sont rien d’autre que des canaux de communication des décisions du leadership. Une bureaucratie opaque, ne rendant des comptes qu’à elle-même, avec un accès privilégié aux biens et services, est devenue de plus en plus corrompue dans le contexte d’une économie réduite à des dispositions minimales. Les appels occasionnels de Castro à la « rectification » écartent quelques individus, mais laissaient le système intact.

Quel avenir pour Cuba?

Pourtant, Cuba a survécu, en bonne partie grâce aux instincts politiques aiguisés de Fidel et à sa volonté de trouver de nouveaux alliés, dans la foulée de la chute du Bloc de l’Est.

Celles et ceux qui ont quitté l’île pour les USA n’ont que bien peu à rapporter de positif sur leur expérience là-bas. Et ailleurs, en Amérique latine, à l’aube du 21e siècle, les nouveaux mouvements anticapitalistes, avec leur insistance sur la démocratie et la participation, ont peu à apprendre de Cuba, même si le pouvoir symbolique de Fidel et du Che reste vivant. En réalité, les deux ont soutenu une interprétation nettement autoritaire du socialisme qui a justifié la répression des personnes LGBT, le refus de la critique, et l’émergence d’un régime corrompu. Celui-ci prévaut aujourd’hui sous Raul Castro, alors qu’un petit groupe de bureaucrates de plus en plus riches et de chefs militaires gèrent et contrôlent l’économie. Ce sont eux qui vont être les bénéficiaires de la réintégration de Cuba au marché mondial, plutôt que la majorité des Cubain·e·s. La promesse originelle d’une répartition égale des richesses est maintenant si éloignée que les principales multinationales se battent pour avoir accès à son économie.

Fidel, qui est tombé malade en 2006, n’a plus dit grand-chose de significatif depuis lors. Sa mort va susciter le deuil dans le tiers-monde, parce que Cuba a incarné pendant si longtemps une possibilité de libération de l’oppression impériale. Sa seule survie a inspiré l’espoir. Toutefois, Cuba ne peut pas offrir un modèle de démocratie participative et de gouvernement transparent pour lesquels les générations actuelles se battent. Un tel modèle devra être construit par en bas, dans le cours des combats à venir.

Tiré du site rs21 (Revolutionary socialism in the 21st Century) – rs21.org.uk. Notre traduction de l’anglais. Titre et intertitres de notre rédaction. M. Gonzalez est professeur émérite d’Etudes latino-américaines à l’Université de Glasgow, co-auteur notamment d’un ouvrage sur l’histoire et l’actualité du Tango (2013), et auteur d’une biographie politique de Hugo Chávez (2014).


Cuba a tenu!

François Sabado
28 novembre 2016

Il faut se représenter  le monde de l’époque: la guerre froide bat son plein et le stalinisme gèle le mouvement ouvrier international. La révolution cubaine va débloquer cette situation en créant un nouvel espoir.

Comment une « guérilla » de quelques dizaines, puis de quelques centaines de militants, entraîne-t-elle tout un peuple dans le renversement de la dictature sanglante de Batista? Comment expliquer qu’un peuple de 10 millions d’habitants réussit à faire face à l’impérialisme américain et à polariser ainsi la situation mondiale?

Une dynamique révolutionnaire internationaliste

C’est là qu’il faut reconnaître  les qualités de direction de Fidel Castro. Celle ci-s’inscrit dans la tradition de José Martí, révolutionnaire cubain, champion de la lutte pour la libération nationale contre l’impérialisme nord-américain. Mais il faut noter une double spécificité de la révolution cubaine: alors que les stratégies d’alliance avec la bourgeoisie nationale dominent le mouvement ouvrier de l’époque, Fidel et ses camarades impulsent une stratégie de lutte armée, combinant des actions de guérilla, le mouvement des masses, des manifestations et grèves insurrectionnelles. La deuxième spécificité, c’est qu’en s’opposant à l’«impérialisme yankee», la direction cubaine assure la souveraineté du pays. Pour cela, elle nationalise les grandes propriétés capitalistes, en particulier nord-américaines, et commence à sortir le pays du sous-développement, notamment en matière d’éducation et de santé.

Même si Cuba est un petit pays, Fidel propulse un processus révolutionnaire au sein même de l’hémisphère occidental. L’alchimie entre Fidel et Che Guevara renoue avec les meilleures traditions internationalistes du mouvement ouvrier. D’emblée, les appels au soutien des peuples en lutte se multiplient, en commençant par l’appui au peuple vietnamien. Les Cubains organisent en janvier 1966 une conférence internationale dite Tricontinentale, qui regroupe les forces anti-impérialistes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Une première depuis les grandes conférences internationales des années vingt. Cette politique se concrétise dans les luttes armées entreprises par le Che en Amérique latine (Bolivie) et en Afrique (Congo). Elle se manifeste aussi dans les années 1970, par l’envoi de milliers de soldats cubains pour aider le peuple angolais à repousser les assauts des troupes sud-africaines.

Nous pouvons – et devons – discuter de certaines déviations militaristes des stratégies cubaines, mais l’essentiel, pour l’époque, est cette résurgence d’une dynamique révolutionnaire internationaliste.

Pressions soviétiques et déformations bureaucratiques

La révolution cubaine va, dès la fin des années 1960, s’affronter à la réalité des rapports de forces et du marché mondial. Elle paie dans sa chair l’avertissement lancé au mouvement révolutionnaire dès la révolution russe: «Le socialisme ne se construit pas dans un seul pays»

Isolée, étranglée par le blocus et l’embargo nord-américain, la direction cubaine a de moins en moins les moyens de sa politique. Les accords tactiques avec l’URSS, nécessaires contre l’impérialisme étatsunien se transforment en subordination politique. En août 1968, Fidel Castro soutient l’intervention russe en Tchécoslovaquie. Sur le plan économique, le choix de renforcer la monoculture sucrière affaiblit considérablement le pays et aboutit à l’échec de la « zafra » – récolte du sucre – de 1970. Il accroît la dépendance de Cuba envers l’URSS, d’autant plus que le blocus nord-américain se renforce.

Dans ce contexte, le modèle soviétique sert de plus en plus de référence. Les conceptions verticalistes liées à l’empreinte du militarisme sur la politique cubaine ajoutées au modèle soviétique accentuent les déformations bureaucratiques de l’Etat cubain: restriction des libertés démocratiques, absence de pluralisme politique, répression contre les opposants, consolidation du régime du parti unique, inexistence de structures sociales ou politiques propres au peuple cubain…

Et maintenant?

Dans ces conditions, nombreux vont prédire, à l’instar de l’URSS et des pays de l’Est, un effondrement de la révolution cubaine. Mais malgré les années terribles de la « période spéciale », marquée par la fin de l’aide soviétique, conjuguée à l’embargo nord-américain, Cuba a tenu! Car, au-delà de ses erreurs, sa révolution n’a jamais été une importation russe. C’est un mouvement historique propre au peuple cubain. Ses ressorts « anti-yankees », les acquis de sa révolution – mêmes ténus – sa volonté farouche de souveraineté, ont été plus forts.

Jusqu’à quand? Les rapports de forces sont terriblement défavorables. Que va faire l’administration nord-américaine: submerger Cuba de marchandises ou continuer l’embargo? Après la mort de Fidel, comment les forces au sein du Parti communiste et du peuple cubain vont-elles se réorganiser? Les partisans d’une voie chinoise ou vietnamienne l’emporteront-ils? Une fois de plus, le peuple cubain saura-t-il trouver les voies et les moyens de poursuivre la révolution? Nous l’espérons et le soutenons dans ce combat.

Cet article a été écrit pour l’hebdomadaire du NPA, l’Anticapitaliste (nº 361 du 1er décembre 2016). Titre de notre rédaction. F. Sabado est membre du Bureau exécutif de la Quatrième Internationale et militant du NPA, France.


Fidel Castro

Eduardo Galeano

Ses ennemis disent  qu’il a été un roi sans couronne et qu’il a confondu unité et unanimité.

Et en cela ses ennemis ont raison.

Ses ennemis disent que si Napoléon avait disposé d’un quotidien comme Granma, aucun Français n’aurait jamais entendu parler du désastre de Waterloo.

Et en cela ses ennemis ont raison.

Ses ennemis disent qu’il a exercé le pouvoir en parlant beaucoup et en écoutant peu, parce qu’il avait plus l’habitude des échos que des voix.

Et en cela ses ennemis ont raison.

Mais ses ennemis ne disent pas que ce n’est pas pour poser pour l’Histoire qu’il s’est exposé aux balles lorsqu’est venue l’invasion,

  • qu’il a tenu tête aux ouragans d’égal à égal, d’ouragan en ouragan,
  • qu’il a survécu à six cent trente-sept attentats,
  • que son énergie contagieuse a été décisive pour transformer une colonie en patrie,
  • et que ce n’est pas par une sorcellerie diabolique ou par un miracle de Dieu que cette nouvelle patrie a pu survivre à dix présidents des Etats-Unis qui avaient déjà noué leur serviette pour la dévorer avec un couteau et une fourchette.

Et ses ennemis ne disent pas que Cuba est un rare pays qui ne participe pas à la Coupe du monde des carpettes.

Et ils ne disent pas que cette révolution, qui a grandi sous les coups, est ce qu’elle a pu être, non ce qu’elle voulait être. Ils ne disent pas non plus que le mur entre le désir et la réalité s’est fait plus haut et plus épais, notamment en raison du blocus impérial qui a étouffé le développement d’une démocratie à la cubaine, qui a contraint à une militarisation de la société, et qui a fourni à la bureaucratie, qui a un problème pour chaque solution, les alibis dont elle avait besoin pour se justifier et se perpétuer.

Et ils ne disent pas qu’en dépit de tout cela, malgré les agressions de l’extérieur et les mesures arbitraires de l’intérieur, cette île éprouvée mais obstinément joyeuse a produit la société latino-américaine la moins injuste.

Et ses ennemis ne disent pas que cette prouesse a été le fruit du sacrifice de son peuple, mais aussi de la volonté opiniâtre et du sens de l’honneur de cet hidalgo d’un autre âge qui s’est toujours battu pour les perdants, comme son célèbre confrère des terres de Castille.

Tiré de Espejos: Una história casi universal, Mexico, Siglo XXI, 2008, pp. 309-310. Notre traduction du castillan. Eduardo Galeano est écrivain, journaliste et dramaturge uruguayen, auteur notamment des Veines ouvertes de l’Amérique latine (1971, trad. française, 1981).