Quel horizon pour le bateau ivre?

Nous naviguons en eau trouble. Tout paraît mouvant, labile, indistinct. La peur, celle de l’inconnu, du trou noir, du saut dans le vide semble dominer ; la «peur primitive» à droite, la «peur qui fait peur» à gauche, pour le dire avec Alain Badiou. Sur fond de montée de l’extrême droite ou de ses avatars un peu partout dans le monde, mais aussi de tensions internationales, «l’improbable ne cesse de se produire», du Brexit à l’élection de Donald Trump. Un improbable d’autant plus inquiétant qu’il renvoie à un changement d’époque dont « l’innovation » semble vomie par les tréfonds de l’histoire. Selon certains, nous serions en train d’assister inertes ou sidérés au retour des morts-vivants… des zombies, nourris des espoirs anéantis des Trente Glorieuses et de leurs expressions politiques (en partie, ce que nous sommes).

Les repères sont brouillés, les certitudes volent en éclat… l’imprévisible se vit au quotidien. Les crises écologique, économique, sociale, politique et culturelle s’additionnent et se combinent. L’irrationalité du capitalisme finit par miner ses formations politiques dominantes, qui n’arrivent plus à capter de majorités électorales, mêmes éphémères, dans un climat de désespérance sociale. Elle s’accompagne d’une faillite plus générale du politique et de ses expressions « convenables ».

L’éviction quasi-simultanée d’Hilary Clinton, de François Hollande et de Matteo Renzi, en l’espace de quelques semaines, n’est-elle pas un signe des temps? Nous sommes témoins non seulement de la déliquescence de coteries politiques, mais aussi de la mise en cause de leurs répertoires d’action. Comment pourrait-il en être autrement, alors que les conditions de vie et de travail d’une part croissante des populations se dégradent? N’assistons-nous pas à une explosion des inégalités sociales, de la précarité de l’emploi et du chômage, sur fond d’une accélération de la destruction des droits sociaux fondamentaux – à la formation, à la santé, au logement, à la retraite?

Le paysage politique  dans lequel ces mutations se développent est marqué par l’essor d’un «populisme autoritaire», fondé à la fois sur la recherche d’une adhésion active, légitimant la restriction des libertés collectives, et sur l’affichage décomplexé du « politiquement incorrect ». En somme, derrière les nouvelles extrêmes droites europhobes dont il est tant question aujourd’hui, qui se réclament chacune de leur identité nationale, n’est-on pas en train d’assister à la (re)naissance de ces droites de droite, qui tenaient le haut du pavé à la fin du 19e siècle, dans l’entre-deux-guerres, et jusque dans les années 1960, dans bien des pays européens.

Des droites qui ne chantent plus la «fin de l’histoire» au nom de la démocratie représentative et du libéralisme triomphants, mais préfèrent renouer plus franchement avec la culture et les valeurs réactionnaires «du bon vieux temps». En France, le très catholique et thatchérien François Fillon en fournit aujourd’hui une image éloquente. A force de se lamenter sur les frontières poreuses entre droite traditionnelle et extrême droite, bien des commentateurs en avaient oublié le crédo fondamentalement autoritaire, inégalitaire, patriarcal, homophobe, colonialiste et raciste de la droite historique.

Nous sommes entrés dans une période de basculement dont il est plus nécessaire que jamais de dégager les lignes de forces. Debout, en équilibre instable, il nous faut chercher des points d’appui pour les luttes de longue haleine qui s’annoncent. Ceux-ci doivent à la fois s’inscrire dans le temps long de l’histoire et se projeter vers l’avenir. Il n’y a pas de solutions prêtes à l’emploi: «L’esprit de 1945», rappelé récemment par Ken Loach, dit bien d’où nous venons, mais il n’indique pas où il convient d’aller, faute du surgissement d’un acteur collectif international pointant vers un au-delà du capitalisme, comme le mouvement ouvrier né de l’industrialisation rapide de la fin du 19e siècle. Nous assistons pourtant à la multiplication de foyers de colère sociale, un peu partout dans le monde, de l’Inde à la Corée, de l’Afrique du Sud à la Chine, de la Grèce à l’Espagne.

Face au bouleversement  du paysage politique en cours, certains en appellent au peuple. En Italie, porté par l’onde de choc de l’élection de Donald Trump, un « Manifeste pour un populisme de gauche » a ainsi été lancé. Et pourtant… la solution est-elle bien là? Dans les temps difficiles qui s’annoncent, ne faut-il pas plutôt revenir résolument à un discours de classe, qui resitue clairement le conflit essentiel entre ceux d’en haut et ceux d’en bas? Dans le Manifeste du Parti Communiste de 1848, Marx et Engels écrivaient que les prolétaires n’avaient à perdre que leurs chaînes et qu’ils avaient un monde à gagner.

Qui sont-ils aujourd’hui, sinon ces 99% de l’humanité, certes inégaux entre eux, mais tous sans terre, sans propriété immobilière, sans machines, sans capitaux, astreints à trimer ou à chômer pour l’enrichissement d’une toute petite minorité? Ils ne peuvent plus se limiter à la défense d’acquis désormais menacés dans leur substance, même pour les soi-disant « classes moyennes » des pays du Nord. Après tout, n’est-ce pas là la leçon essentielle à tirer des derniers scrutins aux Etats-Unis, en Grande Bretagne ou en Italie, que les « subalternes » croient de moins en moins à la rhétorique du « moindre mal »? Il serait donc grand temps de redonner à leur colère qui ne cesse de monter le chemin collectif d’un horizon émancipateur.

Stefanie Prezioso