Internationalisme ou barbarie: entretien avec Etienne Balibar
Internationalisme ou barbarie: entretien avec Etienne Balibar*
Tu as préfacé le dernier ouvrage de Carl Schmitt traduit en français1. En quoi cet auteur, dont les liens avec le régime nazi sont notoires, intéresse-t-il la pensée de gauche?
Carl Schmitt est le plus brillant et donc le plus dangereux des penseurs dextrême droite. Dans la conjoncture actuelle existe une possibilité réelle pour des courants de droite et dextrême droite de redevenir influents, voire hégémoniques, ce au-delà dépisodes ponctuels comme la qualification de Le Pen au second tour des présidentielles. Il serait par conséquent aberrant de ne pas chercher à comprendre les sources de la pensée dextrême droite contemporaine. Cest le mot dordre de Lénine que je cite dans ma préface: pour connaître lennemi, il faut aller au pays de lennemi.
Les pensées de droite et de gauche ne sont pas des totalités fermées, les problématiques circulent entre elles. La raison en est lintérêt commun aux révolutionnaires et aux contre-révolutionnaires de mettre en évidence les contradictions de lordre existant. Schmitt a indéniablement tiré les leçons dune certaine pensée révolutionnaire. Il sagit de savoir ce quen retour, une pensée révolutionnaire peut puiser dans son uvre. Par exemple, Schmitt pense lordre constitutionnel à partir de létat dexception. Walter Benjamin a transformé cette idée en parlant de la nécessité de rendre permanent létat dexception. Je dis pour ma part que lordre hégémonique comporte toujours une sorte de «face dexception».
Schmitt examine de façon extraordinairement aiguë la formation et la fonction de lEtat moderne, en particulier dans ses rapports avec la guerre et le droit. Il précède de ce point de vue tous ceux quon appelle aujourdhui les «souverainistes», quils soient de gauche ou de droite. On pourrait dire que Schmitt est en quelque sorte le souverainiste idéal. Or, jai toujours pensé quon a intérêt, face à un adversaire, à sadresser non aux versions faibles de son discours mais à ses versions fortes. Nous ne sommes évidemment pas forcés dentériner les conclusions de ses analyses. Mais nous sommes placés devant le défi de faire au moins aussi bien, sinon mieux.
Tu as récemment publié un article dans la revue Lignes intitulé «Internationalisme ou barbarie». Pourrais-tu expliquer en quoi consiste cette dichotomie pour toi?
Il y a un noyau dur de lhéritage marxiste auquel je ne veux en aucun cas renoncer, qui est celui de la lutte des classes et de linternationalisme. Le Manifeste communiste se termine par la conjonction, et même par lidentification, de ces deux notions. En fin de compte, le Manifeste na été écrit que pour démontrer que la lutte des classes et linternationalisme étaient une seule et même chose, que ces phénomènes étaient inséparables lun de lautre.
La question est de savoir quel est le rapport entre lutte des classes et internationalisme aujourdhui. On est obligé de constater que lidentification de ces deux termes ne va plus de soi. Le danger existe que la classe ouvrière réagisse à la situation de crise actuelle non de façon progressiste, mais sur un mode réactionnaire. Et donc existe également le danger que certaines orientations de la lutte des classes soient contradictoires avec les exigences de linternationalisme. Nous sommes à une croisée des chemins. Nous ne devons renoncer ni à la lutte des classes, ni à linternationalisme. Mais nous ne pouvons plus croire que leur conjonction va de soi. Si nous lâchons prise sur la lutte des classes ou sur linternationalisme, cest une certaine forme de barbarie qui surgira.
Mon titre était une allusion à la célèbre formule de Rosa Luxemburg. Lorsque Rosa Luxemburg disait «socialisme ou barbarie», elle avait bien linternationalisme à lesprit. Elle voulait dire: socialisme contre la guerre impérialiste ou barbarie de la guerre impérialiste. «Barbarie» est un mot très fort, qui désigne le moment où la violence se substitue à la politique. En disant «internationalisme ou barbarie», je soutiens implicitement quil nest pas nécessaire de faire le détour par le socialisme pour parvenir à linternationalisme. Je ne moppose évidemment pas au socialisme. Cest simplement une façon de dire quil faut attaquer directement le problème de la violence, en particulier de la violence identitaire.
La violence identitaire peut prendre différentes formes: inter-ethnique, inter-nationale, inter-religieuse. La question nest pas de savoir si on est pour ou contre les identités en général, mais daffirmer que lon est pour certaines identités contre dautres, pour certains régimes didentification contre dautres. Le problème de lidentité se pose nécessairement là où apparaît laltérité. Lenjeu de cette discussion est très visible, notamment dans le cadre de la construction européenne. LEurope admettra-t-elle que depuis longtemps, et de plus en plus à mesure que le temps passe, une part essentielle de sa culture vient du monde extra-européen? Les conservateurs, du pape à Valéry Giscard dEstaing, affirment que lEurope est chrétienne, et tentent de clôturer lidentité européenne. Lidentité européenne est une identité ouverte, en transition. Cest une identité conflictuelle, quil ne faut pas définir den haut comme on a essayé de définir les identités nationales au 19e siècle.
Tu évoques dans certains textes le concept dorigine spinoziste de «multitude». En quoi ta définition de ce concept se distingue-t-elle de celle de Toni Negri? Quel est le rapport entre ce concept et la «politique de civilité» que tu appelles de tes vux?
Je ne récuse pas le concept de multitude, mais je ne suis pas certain de vouloir me placer sous cette bannière. Negri a puisé chez Spinoza lidée extrêmement forte de puissance de la multitude. Cette idée, reprise dans Empire, consiste à dire que la force des organisations hégémonique Etats, Empires trouve son origine dans la force de la multitude elle-même. Il y a une puissance de la multitude qui est captée, concentrée et monopolisée par lEtat, qui tient ainsi le peuple en respect. Negri confère à la notion de multitude une connotation essentiellement positive.
Jai toujours lu Spinoza autrement. Il me semble que Spinoza caractérise les masses comme profondément ambivalentes. Il pensait que la puissance des masses était tout autant destructrice que constructive. Cest la raison pour laquelle je ne me sers pas du terme de multitude. Negri présente sous lappellation de multitude le non-sujet, lanti-sujet de la politique émancipatrice, qui fait face au Léviathan incarné par lordre existant. La multitude chez Negri a donc un caractère insaisissable, indéfinissable. Ceci, je dois le dire, me semble être politiquement insuffisant, et peut-être même dangereux. Le concept de multitude ne fournit aucun critère qui permette de déterminer quels sont les mouvements «anti-systémiques» effectivement progressistes et émancipateurs. Je ne vois pas dans le concept de Negri le moyen de tracer une démarcation suffisamment claire entre les mouvements progressistes et ceux qui ne le sont pas.
Mon propre concept de «politique de la civilité» se déploie quant à lui de la façon suivante. Une politique de la civilité, cest une politique des conditions de possibilité de la politique. Toute intervention qui a pour vocation de prévenir ou dinterrompre un processus de violence est un exemple de politique de la civilité. La politique de la civilité est en un sens une politique «anti-violence», cest une résistance à la violence qui détruit la possibilité même de la politique. Ce point de vue nest pas contradictoire avec lidée de transformation radicale de la société, et de la violence quelle porte en elle. Mais lidée de transformation de la société ninsiste pas suffisamment sur la nécessaire résistance face à la violence.
On ma alors dit: tu es donc pour la non-violence, tu es devenu non-violent. A quoi jai été obligé de répondre quil y avait sûrement quelque chose dimportant dans une certaine tradition de pensée non-violente, à laquelle nous navons pas prêté suffisamment attention. Jai donc lintention de travailler plus sérieusement des auteurs comme Gandhi et Martin Luther King. Jai dit dans un article récent que le grand rendez-vous manqué était celui des deux stratégies révolutionnaires du 20e siècle: celles de Lénine et de Gandhi. Gandhi était un grand politique, un grand organisateur. Je ne dis pas que la non-violence de Gandhi ait vacciné lInde contre la peste identitaire. Mais inversement, il est clair que la violence révolutionnaire a préparé le terrain à une certaine militarisation de la politique. Il est donc nécessaire de sinterroger sur les effets destructeurs de la violence, y compris de la violence révolutionnaire.
Propos recueillis par Michael LÖWY et Razmig KEUCHEYAN
- Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de lEtat de Thomas Hobbes, Paris, Seuil, 2002. Carl Schmitt (1888-1985), philosophe politique et constitutionnaliste allemand. Il adhère au parti Nazi en 1933, dont il a été le conseiller juridique. Accusé davoir conservé des amitiés juives, il en est expulsé en 1936. Il est acquitté au procès de Nuremberg en 1946, après une année passée en prison. Ses principales uvres sont: La théologie politique (1922), La notion du politique (1933), Le Nomos de la Terre (1950) et Théorie du partisan (1963). Malgré des positions politiques détestables, Carl Schmitt est considéré comme lun des grands penseurs du XXe siècle.
* Cet entretien est initialement paru dans la revue ContreTemps, à loccasion de la traduction aux éditions du Seuil de louvrage de Schmitt intitulé Le Léviathan dans la doctrine de lEtat de Thomas Hobbes (2002).