Tribunal fédéral

Tribunal fédéral : La migration n'est pas un crime

A la suite de l’incarcération durant trois semaines d’une famille originaire d’Afghanistan, le Tribunal fédéral (TF) a accepté le recours des plaignant·e·s pour violation du droit à la vie privée et familiale, selon l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).


Manifestation contre le durcissement de la loi sur les étrangers, Lausanne, 6 mars 2017 – Gustave Deghilage

Souhaitant par tous les moyens exécuter le renvoi Dublin de ces deux parents et quatre enfants mineurs (dont un nourrisson de quatre mois), les autorités du canton de Zoug avaient opté pour enfermer les premiers et placer les seconds en foyer, déchirant ainsi la famille.

La Suisse a un lourd passé de détention sans motif pénal: depuis la Première Guerre mondiale, elle pratique l’enfermement administratif, c’est-à-dire la privation de liberté pour les étrangers·ères sur la base de papiers non conformes ou de statut illégal. Jusqu’en 1981, des citoyen·ne·s suisses ont également été victimes de cette pratique, instrument de contrôle social et de discipline des comportements jugés déviants (comme le fait d’être mère avant la majorité, ou simplement pauvre). Aujourd’hui, la Suisse continue d’enfermer des personnes vulnérables sans qu’elles·ils n’aient commis aucun délit. Afin d’exécuter un renvoi, la loi permet jusqu’à 18 mois d’emprisonnement pour un.e migrant.e majeur (et jusqu’à un an pour les enfants de 15 à 18 ans)!

L’expulsion ou la prison

Le couple afghan et leurs enfants étaient arrivés en Suisse en 2016, afin de rejoindre d’autres membres de la famille. Ayant passé par la Norvège, une décision de non-entrée en matière Dublin a été prononcée par le SEM (Secrétariat d’Etat aux migrations), à la suite de quoi leur expulsion en direction du pays scandinave a été organisée. Faisant croire à un déménagement du centre pour requérant·e·s d’asile vers un appartement, la police zougoise a arrêté le couple et les enfants le 3 octobre. Après une nuit dans une prison de Zoug, ils·elles ont été amenés à quatre heures du matin à l’aéroport de Zurich, d’où ils·elles devaient prendre un vol pour Oslo.

Seulement, leur crainte était grande de ne pas y obtenir de statut de réfugié et de se voir expulsé vers un pays qu’ils·elles avaient fui au péril de leur vie, la Norvège pratiquant le renvoi vers l’Afghanistan. Les parents ont alors refusé de monter dans l’avion et les autorités zougoises n’ont pas hésité à employer la manière forte. La mère et son bébé de quatre mois furent envoyés dans une prison et le père dans une autre, tandis que les enfants (entre 3 et 8 ans) étaient placés en foyer. Le 25 octobre, la famille a finalement été déportée en Norvège par vol spécial.

Un jugement qui a valeur de précédent

Honteusement avalisées par le Tribunal administratif fédéral, la détention et la séparation de la famille pendant trois semaines, assorties d’une interdiction partielle de contact, étaient manifestement contraires au droit, ce que le TF a reconnu. «Le canton de Zoug a par ailleurs échappé de justesse à une réprimande pour traitement inhumain et dégradant en vertu de l’article 3 de la CEDH» a indiqué l’avocat de la famille.

Le jugement rendu par le TF ne réparera pas les préjudices causés à cette famille, mais il servira de précédent et a valeur contraignante pour tous les cantons. Ainsi, le double viol de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant a été souligné, et il a été rappelé aux autorités qu’il est attendu de leur part de faire tout leur possible afin de protéger les droits des enfants et le respect de la vie familiale en Suisse.

De plus, en admettant le préjudice, la Cour suprême fixe des limites claires à la détention dans le cadre de la procédure Dublin en vue d’un renvoi, avec séparation des enfants de leurs parents (et, espérons-le, en ce qui concerne en général la mise en détention administrative de familles migrantes). Malheureusement, comme le rappelle Amnesty International, la mesure reste légale en dernier ressort, quand toutes les autres mesures se révèlent impossibles.

Stop au tout sécuritaire

La Suisse est le pays qui expulse le plus au nom des accords de Dublin. Entre début 2009 et fin 2016, elle a renvoyé 25 728 personnes dans un autre pays européen, soit 14 % de tou·te·s les requérant·e·s ayant déposé une demande d’asile en Suisse (l’Allemagne n’est qu’à 3 %). Avec aveuglement et automatisme, le SEM continue à transférer des personnes vers l’Italie – débordée par les demandes d’asile, où les conditions d’accueil sont déplorables (cf. émission «Vacarme», RTS, du 8 au 12 mai) – ou vers la Hongrie, alors que le pays prouve jour après jour qu’il ne respecte pas la CEDH. Pour s’opposer à cette absence d’humanité, un appel a été lancé par des collectifs de défense des droits des migrant.e.s (voir solidaritéS nº 302 et 307, signer sur appeldublin.ch).

L’emprisonnement, le déplacement forcé et la criminalisation des migrant·e·s sont en hausse en Europe, conduisant à la mise en danger des demandeur.euse.s d’asile et à la dégradation de leurs conditions de vie. Illustratif de la situation, le sommet du G7 qui s’est tenu en Sicile les 26 et 27 mai passés, a confirmé l’absence de volonté de changer la donne. Rome espérait l’adoption d’un texte appelant à favoriser l’immigration légale pour éviter aux réfugié·e·s de risquer leur vie en tentant la traversée de la Méditerranée. L’idée a été enterrée avant même le début du sommet, à cause du refus du Président Trump et des Britanniques qui insistaient avant tout sur l’aspect sécuritaire.

Ce virage vers l’ultra sécuritaire se ressent aussi en Suisse. A Genève, le conseiller d’Etat Pierre Maudet a ignoblement négocié pour que le Canton accueille un centre régional de détention administrative pour toute la Romandie, en échange d’une prise en charge réduite de migrant·e·s. Ce centre se tiendra directement en bout de piste d’atterrissage à l’aéroport de Cointrin, afin d’assurer le renvoi le plus rapide possible des réfugié·e·s. Des cellules sont d’ores et déjà prévues pour y enfermer des familles entières. Ces pratiques doivent être dénoncées: non aux prisons de la honte!

Aude Martenot