René Cruse s'en est allé, mais sa colère nous habite toujours

René nous a quitté, le 10 décembre dernier, dans sa 96e année. Nos pensées vont d’abord à sa compagne Maryelle, à ses enfants, à ses petits-enfants et à ses proches. Mais elles vont aussi à toutes celles et ceux qui ont eu la chance de croiser son chemin, et qui ont aujourd’hui le sentiment d’avoir perdu ce regard pétillant et cette voix douce et ferme, toujours ouverte au dialogue. Une chose est pourtant certaine: René sera toujours à nos côtés, à contre-courant, en quête d’un monde meilleur.


Maryelle Budry

Né à Bordeaux, dans une famille bourgeoise de négociants en vin, il quitte la France en 1943, à l’âge de 21 ans, passant par l’Espagne pour rejoindre les Forces françaises libres à Casablanca. Depuis là, il participe au débarquement de Provence, en août 1944, dans un régiment de chars qui l’amène jusqu’en Allemagne et en Autriche. Au fil des confrontations de la Libération, il se heurte à de très jeunes soldats allemands, que les nazis sacrifient littéralement sur les derniers champs de bataille de la Seconde guerre mondiale. Leur mort absurde lui causera de profonds tourments, sur lesquels il reviendra souvent (cf. René Cruse et Lucas Lennartz, Tranche de vie – vie tranchée, Web-documentaire, 2011).

Après la guerre, il choisit de devenir pasteur pour participer à la reconstruction spirituelle de la France. Sans préparation universitaire, il se forme «sur le tas» à l’école des «colporteurs-­missionnaires» du chrétien social Henri Roser. Dans sa paroisse de Nancy, il fait l’expérience de la misère populaire, qui lui permet d’incarner les idées socialistes qu’il découvre avec la théologie de Leonhard Ragaz ou de Karl Barth. Appelé par la suite dans la région de Montpellier, toujours à contre-courant, il y prêche l’abstinence à ses ouailles des vignobles environnants. Mais surtout, en 1957, il renvoie son livret militaire et se solidarise avec la lutte d’indépendance du peuple algérien.

En poste dans la Nièvre, après un passage par le Maroc, suite aux remous provoqués par ses prises de position anti-guerres et anticolonialistes, il se lance dans une nouvelle croisade, cette fois-ci contre De Gaulle et la dissuasion nucléaire: le voilà candidat du PSU à l’Assemblée Nationale. C’est «Nevers contre Hiroshima», lance le Canard Enchaîné. «Au cours de ma carrière, confiera-t-il, je me suis le plus souvent retrouvé dans cette situation pour le moins paradoxale: être porteur de dynamite (l’Evangile) avec mission d’empêcher toute explosion» (La faute du pasteur Cruse, 1985). C’est alors que la secousse de 1968 – «la plus grande joie politique de ma vie» – l’amène à abandonner le pastorat (Signé Genève, 4 oct. 2017).

A la religion sans foi, il préfère la foi sans religion: la foi inébranlable d’un «athée chrétien» dans la vie, fidèle au message du Jésus militant, libéré du poison addictif des églises. Permanent du Mouvement international pour la réconciliation, il poursuit sa lutte antimilitariste avant de se présenter une nouvelle fois, en 1973, comme candidat du PSU aux législatives, dans l’Essonne. Après une brève expérience de chargé des relations publiques au Centre Pompidou, c’est désormais sa vie personnelle qui change de cap, avec son divorce.

De passage à Genève, il s’y fixe par amour pour Maryelle qui l’a invité à donner une conférence. A plus de 50 ans, il commence alors une nouvelle vie de secrétaire de la Fédération des centres de loisirs, mais aussi d’étudiant à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED). Partenaire de nombreux engagements – contre la guerre (Comité Paix), contre l’armée (GSsA), contre le nucléaire, pour la liberté de la presse (Association des amis du Courrier), pour l’agriculture bio (Jardins de Cocagne), en soutien aux luttes syndicales, aux malades du sida, etc., il s’engage aussi politiquement à solidaritéS (cf. Manon Widmer, René Cruse, homme de parole, 2013).

Notre mouvement est fier d’avoir pu compter René Cruse parmi ses membres. Son indignation et sa colère sont plus que jamais les nôtres. Il nous reste à nous montrer dignes de poursuivre ses combats avec la même foi et la même opiniâtreté.

Jean Batou