8 mars

8 mars : #metoo et #balancetonporc - Des techniques féministes de sabotage

Des techniques féministes de sabotage

Qu’est-ce que l’autodéfense politique? Dans quelles situations une action violente peut-elle être considérée comme légitime pour se défendre face à une oppression? Comment #metoo et #balancetonporc s’inscrivent-ils dans ce cadre de réflexion? Ce sont les questionnements ouverts par le travail d’Elsa Dorlin, professeure de philosophie à l’Université Paris 8, dans son récent ouvrage Se défendre, une philosophie de la violence. Nous publions ici un extrait de l’interview que l’intellectuelle a accordée à Ivan du Roy, co-fondateur de Basta!, le 16 janvier 2018.


Elsa Dorlin

Qu’est-ce que l’autodéfense politique?

C’est la défense de soi, de sa vie, pour des personnes qui sont niées en tant que telles, en tant que sujets. Que fait un corps pour se défendre lorsqu’un rapport de domination le menace? Les cas paradigmatiques ont été le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis face aux lynchages, l’insurrection du ghetto de Varsovie face aux nazis, ou les mobilisations des suffragistes anglaises face aux violences sexistes.

Mon livre n’est pas une histoire exhaustive du recours à la violence et à l’autodéfense. C’est une généalogie de cet élan défensif – dans sa dimension charnelle, physique, musculaire – de personnes et groupes sociaux qui n’ont d’autres voies que de passer par la violence pour défendre leur vie. Cela ne s’applique pas forcément aux mouvements révolutionnaires, contestataires ou insurrectionnels, qui adoptent différentes modalités d’actions pour s’affirmer, défendre des droits ou construire un rapport de force.

Vous vous penchez sur le rapport des mouvements féministes à la non-violence et à l’autodéfense. Comment analysez-vous le mouvement actuel de dénonciation des violences sexistes? Est-ce une forme d’autodéfense verbale?

Ce mouvement est historique. Cette parole nous permet enfin de considérer ces violences comme réelles et structurelles, relevant d’un rapport de force politique. C’est un processus de politisation des conditions d’existence d’un groupe social – les femmes – qui subissent au quotidien un continuum de violences dont la caractéristique est qu’elles sont licites. Quand bien même elles sont constituées comme un délit, elles sont licites: pour la plupart des gens, ce n’est pas vraiment une violence, ce n’est pas vraiment une agression, ce n’est pas vraiment un viol… Ne considère-t-on pas qu’un meurtre perpétré par un individu sur sa compagne est un «drame familial», «passionnel»?

Pour moi, ce qui se passe avec #metoo ou #balancetonporc est un bon exemple de la pluralité des modalités de contestation: ce sont des techniques de sabotage. Si on reprend le texte d’Émile Pouget [militant anarchiste et syndicaliste révolutionnaire, 1860-1931, ndlr] sur le sabotage, il décrit plusieurs tactiques.

Parmi elles, il y a celle de la bouche ouverte: raconter ce qui se passe. Il prend l’exemple des ouvriers de la boucherie qui sont contraints par leurs patrons d’asperger la viande avariée de produits, pour qu’elle puisse quand même être vendue. Ces ouvriers subissent des conditions de travail déplorables et lancent une action «de la bouche ouverte» en placardant sur toutes les boucheries: «Voilà ce qu’on nous oblige à faire de la viande, voilà quel produit on met». C’est une manière de dénoncer à la fois les conditions de travail et les pratiques des patrons aux dépens des gens qui achètent de la viande.

#metoo, c’est du sabotage féministe. C’est la politique de la bouche ouverte. Maintenant, tout le monde doit dire ce qui se passe, cela inverse le rapport de force. Ce rapport de force a fonctionné depuis des décennies grâce au silence. Regardez les hautes sphères de la société, politiques ou artistiques, face aux violences faites aux femmes: il y a les agresseurs mais également toutes les personnes qui savent ce qui se passe. Ces personnes n’ont pas empêché que telle actrice soit dirigée vers tel producteur ou que telle assistante soit envoyée chez tel parlementaire. Cela fonctionne grâce à la complicité, parce qu’il existe des bénéfices sociaux à celle-ci. Or, le sabotage est efficace précisément parce que cette chaîne de complicité est rompue.

Vous en profitez pour critiquer les campagnes officielles contre les violences faites aux femmes, celles-ci mettant en avant la «puissance d’un sujet», l’homme violent, au travers des photographies de femmes battues. Comment sensibiliser autrement?

Il s’agit de repenser la question de l’éducation selon le genre, celle du rapport au corps et à l’espace. L’accès aux outils, aux armes, au sport est quand même très différencié entre les filles et les garçons. Dans les espaces mixtes de jeu, les terrains de foot, une cours d’école, cette différence signifie que les corps des petits garçons se déploient dans un espace souvent trois fois plus important que celui laissé aux filles. Celles-ci auront des jeux statiques, immobiles, cantonnés. On leur assigne un repli de leur corps qui est fondamental dans la question de l’autodéfense physique: je ne sais plus ce que signifie déployer mon corps dans l’espace, je ne sais plus me servir d’un muscle qui me permet de me protéger ou de répondre à un coup. […]

A lire

Elsa Dorlin, Se défendre, une philosophie de la violence politique Ed. La Découverte, 2017.